Jean Bédard: auteur et professeur d’espérance
« Nous devons enseigner l’art de penser. C’est le premier pas de la démocratie. Car celui qui est facilement manipulable n’est pas propre à la démocratie. » Jean BédardJB – Après mes études de philosophie (j’avais déjà un enfant), j’ai trouvé du travail dans une polyvalente isolée de l’Abitibi. Comme nouvel enseignant, on me confia les adolescents les plus difficiles (un mélange de Cris qui ne parlaient pas français, de déficients intellectuels et de « troubles graves du comportement »). Leur apprendre à vivre n’était pas facile. Mais je m’y plaisais malgré tout. Il arriva qu’une fille d’une de mes classes (qui avait déjà probablement un passé de prostituée engagée au compte de son propre père) se retrouva dans la rue. Mon épouse et moi l’avons prise en famille d’accueil. Après six mois, nous avons hissé le drapeau blanc. Néanmoins, nous avons appris l’énorme différence entre la pauvreté et la misère. Je suis allé faire des études en service social. Et je me suis enrôlé contre la misère. Dans ce combat, la première chose sur laquelle on se fracasse, c’est notre propre impuissance. Et la deuxième, c’est l’hypocrisie des actions gouvernementales qui visent essentiellement à cacher la misère et à la punir, plutôt qu’à la combattre. La philosophie, mais surtout l’histoire de la pensée, et la sagesse de quelques professeurs d’espérance ont été mes seuls flambeaux. Je les méditais dans mon cœur. SDF – Vous n’avez jamais cessé d’étudier et d’écrire; l’éducation permanente constitue-t-elle donc une pierre angulaire de la démocratie? JB – Comme espèce consciente, nous ne nous en sortirons pas par simples tâtonnements. Il n’y a qu’une issue : notre intelligence éthique doit surpasser notre intelligence technique, notre capacité à voir doit l’emporter sur la puissance de nos moyens. Dit autrement : l’éducation (conduire l’enfant à soi, aux autres, à la nature et aux grandes œuvres) doit l’emporter sur la formation (soumettre les enfants aux formalismes de la langue, des mathématiques, de la science et de la production). L’éducation à la vie consciente et responsable doit prendre le pas sur le dressage commercial et l’enrôlement dans l’appareil industriel. Nous devons enseigner l’art de penser. C’est le premier pas de la démocratie. Car celui qui est facilement manipulable n’est pas propre à la démocratie. Du même souffle, nous devons dès maintenant construire des îles démocratiques, des milieux de vie, des fraternités, des écovillages, des oeuvres d’art et des phares. Car une civilisation ne change jamais. Elle meurt. Et pendant qu’elle meurt, une autre se construit par petits groupes. Pensons au christianisme naissant dans la Rome agonisante. SDF – Vous vous êtes intéressé à l’histoire au point de nous présenter dans vos livres quatre personnages libres et prophètes à leur façon qui ont marqué le Moyen Âge et la Renaissance, des femmes et hommes engagés, lucides et intelligents qui vivaient à plein leur spiritualité dans un contexte difficile; qu’est-ce que leur parcours a changé dans votre vie et votre perception de l’histoire humaine? JB – Tout a commencé par une femme, Marguerite Porète (1260-1310). Il s’agissait de rapatrier l’autorité à l’intérieur de soi. L’autorité n’est pas dans une église ni dans un gouvernement, mais dans le fond de notre propre conscience. La liberté ne consiste pas dans la capacité de faire n’importe quoi, mais dans la possibilité de se donner naissance à partir d’une vie intérieure intense et assumée. Bref, la liberté de conscience est autant la base de notre vie spirituelle qu’elle est la base d’une fraternité viable. Partant de ce principe, on peut découvrir que la nature, le corps et le désir ne sont pas des ennemis à combattre, mais des guides et des sources de liberté. Sur cette base, Maître Eckhart (1260-1328) ouvrira un nouveau chemin mystique où la nature et la femme ne sont plus des ennemis à dominer, mais des fondements. Nicolas de Cues (1401-1464) développera sur ce socle une nouvelle vision de la docte ignorance : la source créatrice n’est jamais totalement connaissable, donc la vérité n’est pas une forme à connaître, mais une œuvre à réaliser sans cesse. Donc, personne ne peut disposer de la vérité pour l’imposer (le principe du fanatisme et de la guerre), mais nous devons composer ensemble cette œuvre de vérité. Comenius (1592-1670) ajoutera à cet édifice l’espérance de la démocratie universelle fondée sur l’éducation permanente de tous, la justice sociale, le désarmement progressif des peuples, la déconcentration et la séparation des pouvoirs et la collégialité des décisions. La démocratie n’est pas la délégation des responsabilités, elle est, au contraire, le rapatriement des responsabilités le plus près possible des centres de conscience. SDF – Quels rôles ont joué les spiritualités, en particulier celle du christianisme, dans votre évolution personnelle et votre conception du cosmos et de l’histoire? Qui est Jésus de Nazareth pour vous?
JB – Le christianisme de Jésus, c’est la liberté de conscience à l’œuvre dans la fraternité à réaliser. C’est la lumière de l’esprit plongée dans les entrailles de l’amour. Il est impossible aux animaux doués de conscience de survivre en s’éloignant de cette base. Le christianisme, c’est le seul avenir possible. Hélas! notre civilisation n’est pas chrétienne, loin s’en faut. Le christianisme, c’est l’acte d’amour de Jésus, mille fois crucifié par tous les pouvoirs de ce monde (que ces pouvoirs prétendent parler au nom de Jésus, de Dieu, de la science, ou du peuple). Bien qu’écrasé sous la pierre de toutes les « Églises » de ce monde, il vivra toujours malgré elles, et uniquement par les Marie-Madeleine qui chercheront dans les tombeaux ce qu’il y a de vivant.