Raymond Lavoie

 

 

 

Frédéric Barriault
Centre justice et foi

Un fils de notable

Issu de la bourgeoisie rurale de la Côte-du-Sud, fils de notaire et de notable, Raymond Lavoie est né en 1916 dans le village de Sainte-Perpétue dans l’arrière-pays de L’Islet et de Saint-Jean-Port-Joli. Il complète son cours classique au Collège de Lévis, où il discerne une vocation presbytérale. Ordonné prêtre en 1940 au terme de ses études au Grand séminaire de Québec, il exerce d’abord son ministère dans la haute-ville, en tant que vicaire à la paroisse-basilique Notre-Dame de Québec et aumônier des étudiants de l’Université Laval. Directeur de la pastorale et responsable de l’Action catholique du diocèse de Québec, Raymond Lavoie côtoie alors l’élite bourgeoise et les notables de la Capitale. Les honneurs s’accumulent : en 1959, il devient membre du Collège pontifical canadien de Rome, et en 1963, il devient prélat domestique, donc monseigneur.

 

Prêtre dans un quartier à l’agonie

Rien ne prédestinait Mgr Lavoie à devenir le curé des ouvriers, ni d’ailleurs la figure marquante — mais méconnue — du christianisme social qu’il deviendra par la suite. Nommé curé du de Saint-Roch en 1965, il arrive dans une basse-ville en pleine transformation et dans un quartier en dévitalisation. Délaissé par les autorités municipales dans les années 1950, Saint-Roch n’est plus le fier faubourg ouvrier qu’il était jadis. Dévisagé par l’autoroute Dufferin-Montmorency et le chemin de fer du Canadien Pacifique, le quartier voit ses usines et commerces fermer les uns après les autres.

Qualifiées de « taudis » par les fonctionnaires municipaux, des centaines de maisons sont détruites, tout comme d’ailleurs l’église voisine de Notre-Dame-de-la-Paix. Le rouleau compresseur du progrès et la prospérité des Trente Glorieuses ne laissent que des miettes dans Saint-Roch, transformé en une immense friche urbaine de « terrains vagues sans vocation, où seules la pauvreté et la criminalité se développent ». En l’espace de 20 ans, la population du quartier passe de 20 000 résidents à 5000 personnes, au profit des banlieues voisines de Charlesbourg et d’Orsainville, en pleine expansion. Abandonnés de tous, exclus des progrès de la Révolution tranquille, jugés sans avenir par la Ville de Québec, les résidents de Saint-Roch sont aux prises avec une pauvreté endémique et toute une pléthore de problèmes sociaux : alcoolisme, maladie mentale, violence, prostitution. La Ville entend déloger ces « indésirables » et les reloger dans les tours de HLM de la Place Bardy — version québécoise des Cités radieuses françaises à l’architecture « soviétique » inspirée de Le Corbusier. Et ce, sans même consulter les résidents — et bientôt résistants — de Saint-Roch…

 

 

La lutte pour un développement fait par, pour, avec et au service des citoyens  

Les Saint-Rochois n’ont cependant pas dit leur dernier mot. Ni d’ailleurs leur nouveau curé, qui réunit un groupe de marchands, de notaires et de marguilliers afin que le réaménagement du quartier se fasse au profit des personnes y résidant. D’autant que 97% d’entre eux souhaitent ardemment y rester. Une première assemblée publique a lieu en 1967 à laquelle prennent part mille personnes. Un comité de citoyens se constitue dont Raymond Lavoie devient peu à peu la figure de proue. D’assemblée publique, en manifestation, en occupation pacifique, en coup d’éclat, en actes de désobéissance civile, le curé de Saint-Roch et ses alliés contrecarrent les plans de Gilles Lamontagne, le mégalomane maire de Québec, dont l’orgueil pharaonique n’a rien à envier à celui de son homologue montréalais Jean Drapeau. Maire de la modernité pour les uns, maire du béton aux pratiques autoritaires pour les autres, Lamontagne, militaire de carrière bardé de médailles et futur ministre de la Défense du Canada, trouve sur sa route Mgr Lavoie, cette « figure québécoise de la non-violence » dont Jacques Racine a brossé un fascinant portrait dans les pages de la revue Relations.

 

Raymond Lavoie est issu de cette génération de prêtres « biens nés » ayant fini par épouser totalement les revendications des sans voix et des sans-grade. Pensons ici au jésuite Jacques Couture et à ses luttes pour la dignité des habitants du quartier ouvrier de Saint-Henri à Montréal. Ou encore à la résistance du curé Charles Banville et de ses confrères contre les technocrates du gouvernement du Québec, lors des Opérations Dignité contre la fermeture des villages de l’arrière-pays gaspésien et bas-laurentien.

 

Porte-voix des petites gens de Saint-Roch, jouissant de l’appui du comité de citoyens, Lavoie se présente aux élections municipales de 1969, avec l’assentiment de son évêque, le cardinal Maurice Roy. Le blogue Saint-Roch, une histoire populaire fait la genèse de l'engagement politique du curé Lavoie:

 

En janvier 1969, l’école Jacques-Cartier, sur le boulevard Langelier, est à vendre. Le curé Lavoie en réclame la propriété pour en faire un centre communautaire pour jeunes travailleurs. Les propriétaires refusent. Le Comité s’entête. Sept mois plus tard, en pleine année électorale, le CCR-10 apprend par les journaux que la Ville veut y installer un HLM.  En guise de consultation, le maire propose au [Comité des citoyens de l’Aire 10] de faire une proposition de construction comme les autres entrepreneurs, ce qui implique non seulement une vision originale de la démocratie, mais aussi 150 000 $ de caution. Le Comité fait un rapport critique: le projet est trop haut et trop gros. “Si vous n’êtes pas contents, faites-vous élire!”, répond le service d’urbanisme. Prenant les fonctionnaires au mot, le curé Lavoie se lance dans l’arène électorale au sein du “Cartel du Bien-Commun”, avec l’appui du Comité des citoyens de l’Aire 10."

- Saint-Roch, une histoire populaire

 

"Cartel du Bien-Commun": des mots qui portent, qui en disent long sur Raymond Lavoie et la nature de ses engagements. Bien que défait, il remporte la majorité des voies dans son « fief » de Saint-Roch, ce qui lui permet de faire obstacle aux projets du maire, dont la construction d’un centre commercial. Redevenu simple curé, il s’engage dans une nouvelle bataille urbanistique, cette fois contre le chemin de fer du Canadien Pacifique, énorme balafre qui déchire Saint-Roch en deux et qui met en danger la vie des enfants du quartier, dont l’école se trouve de l’autre côté des rails et qui doivent traverser la voie ferrée au péril de leur vie.

 

Aussi plaide-t-il en faveur de l’interruption du trafic ferroviaire dans le quartier et des centres-villes du pays. De concert avec des concitoyens, il organise une série d’actions de désobéissance civile afin d’attirer l’attention de la Ville, de la compagnie ferroviaire et du gouvernement fédéral sur les dangers de voie ferrées en milieu urbain, préfigurant à sa manière la lutte du curé Steve Lemay et des résidents de Lac-Mégantic après la tragédie ferroviaire du 10 juillet 2013 ayant coûté la vie à 47 personnes et réduit en cendres son centre-ville. En 1975, les trains cesseront de traverser le centre-ville de Québec, pour revenir à la Gare du Palais... dix ans plus tard, à faveur du développement du transport ferroviaire interurbain le long de l’axe Windsor-Québec.

 

Le pasteur et le prophète

Par-delà ses engagements pour un urbanisme attentif aux besoins des résidents, Raymond Lavoie est aussi le pasteur d’une communauté chrétienne confrontée au chômage et à une grande pauvreté matérielle. Il fonde notamment une coopérative de consommation et même l'une des toutes premières coopératives funéraires, dans une ville et une société marquée par de grandes inégalités, y compris face à la mort. Devenant ainsi le premier d’une lignée de « curés sociaux » ayant marqué l’histoire des paroisses de la basse-ville, tout comme ses successeurs Pierre-André Fournier, futur archevêque de Rimouski, et Jean Picher, curé de Saint-Roch et des paroisses avoisinantes pendant près de 50 ans.

 

Au moment où Mgr Lavoie devient curé de Saint-Roch, la basse-ville de Québec est déjà un laboratoire pour la pastorale ouvrière, et ce, depuis le début du 20e siècle. Dans Saint-Sauveur et dans Vanier, l’oblat Victor Lelièvre, fondateur de la Maison Jésus-Ouvrier, avait su toucher le cœur des catholiques de la basse-ville. Comme le feront bientôt les animateurs du Carrefour de pastorale en milieu ouvrier, du Centre Jacques-Cartier et, dans une moindre mesure, du Centre Durocher. Dans une optique d'éducation populaire et d'empowerment politique des personnes marginalisées.

 

Proche collaborateur des mouvements d’Action catholique, Raymond Lavoie est fidèle à la pédagogie du Voir-Juger-Agir. Alors que le quartier se transforme en une friche urbaine, il contribue à création d’une colonie de vacances et d’un camping à prix modique à Sainte-Pétronille, sur l’île d’Orléans, afin de permettre aux familles de Saint-Roch profiter des joies du plein-air. « Sur le plan ecclésial, note Jacques Racine, Raymond Lavoie a bâti une communauté vivante au cœur de la cité. L’église, son parvis, son sous-sol et son presbytère étaient des espaces ouverts à toutes et à tous. On y a, par exemple, accueilli les personnes itinérantes qui allaient souper et dormir au refuge L’Auberivière ; on y a etabli une cuisine communautaire, des espaces de partage autour d’un café ». Le curé Lavoie est également associé à la création du Centre communautaire Jacques-Cartier, logeant dans l'ancienne école du même nom qu'il souhaitait acquérir dès 1969 pour y établir des HLM et un centre communautaire pour les jeunes travailleurs. C'est finalement en 1992, à l'initiative de l'oblat et prêtre-ouvrier Guy Boulanger, que sera fondé le Centre Jacques-Cartier.

 

Prophète un jour, prophète toujours.

Après son départ de la paroisse en 1975, Mgr Lavoie contribue à la fondation du Rassemblement populaire, parti politique municipal opposé aux projets du maire Lamontagne. Devenu aumônier du Centre de détention de Québec (la prison d’Orsainville), il remue ciel et terre après la mort suspecte de Richard Charest, un jeune détenu retrouvé pendu dans sa cellule mais portant des marques de violence, lassant croire à un cas de brutalité. Ses questions incessantes aux autorités pénitentiaires lui feront perdre son poste d’aumônier. Saisissant la balle au bond, le Comité de défense des détenus poursuivra la mobilisation.

Fréquent contempteur des films « osés », Mgr Lavoie mènera une dernière lutte vers la fin de sa vie, en 1988, après la fondation du Joli-Corps, un salon érotique digne des Red Light district d’Hambourg et d’Amsterdam — qu’il condamnera sans réserve. Derrière l’évident puritanisme du prêtre septuagénaire se profile un souci pastoral, dans un quartier devenu au fil des ans une table tournante de la prostitution de rue et de la toxicomanie de la Capitale. Tout comme son confère Pierre-André Fournier, il refusait que le quartier ne devienne un « petit Pigalle », faisant ainsi allusion au quartier parisien connu pour truands, ses prostituées, ses cabarets d’effeuilleuses et ses maisons closes.

Ce sera-là la dernière bataille du bouillant prêtre-activiste qui perd la vie dans des circonstances troubles, lors d'une excursion en bateau sur le fleuve Saint-Laurent entre l'île d'Orléans et l'île aux Grues, au mois d'août 1988. La chaloupe motorisée fait naufrage et la Garde côtière repêche les corps noyés de Raymond Lavoie et de Jean-François Goulet, le jeune qui l’accompagnait dans cette embarcation de fortune et cette croisière d’infortune.   

              

                     

 

Pour aller plus loin

Jacques Racine, « Raymond Lavoie, une figure québécoise de la non-violence», Relations, no 807, mars-avril 2020. 

[Saint-Roch, une histoire populaire], "Le Comité des citoyens de l’Aire 10", Saint-Roch, une histoire populaire, sans date.