Forums André-Naud

 

 

Frédéric Barriault
Centre justice et foi

 

Mise en contexte

La fondation du Réseau des Forums André-Naud est l'aboutissement de la fronde de dix-neuf prêtres québécois contre le climat de mépris et d'autoritarisme s'étant installé dans l'Église catholique romaine, à l'issue du long pontificat de Jean-Paul II et de l'élection de son successeur Jozef Ratzinger, ex-préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi qui a censuré un nombre important de théologiennes et théologiens avant de devenir pape sous le nom de Benoît XVI.

Le point de départ immédiat de cette fronde fut la publication presque simultanée de deux documents ecclésiaux cachant mal leur mépris des personnes homosexuelles. Le 12 juillet 2005, en plein débat autour du projet de loi C-38 sur le mariage entre conjoints de même sexe, la Conférence des évêques catholiques du Canada publiait un mémoire s’opposant défendant la vision traditionnelle du mariage, au nom d’une vision crispée de la morale chrétienne. Le 4 novembre 2005, la Congrégation vaticane pour l’éducation catholique publiait une instruction interdisant aux directeurs des séminaires et maisons de formation pour le clergé d’admettre des candidats au sacerdoce présentant des « tendances homosexuelles profondément enracinées ». Pour la frange progressiste du clergé québécois, c’était là la goutte qui fait déborder le vase : leur lettre ouverte publiée dans La Presse du 26 février 2006 porte le titre ô combien éloquent de « Trop c’est trop! ». Dénonçant vigoureusement les décisions de leurs supérieurs ecclésiastiques, les prêtres rebelles plaidaient non seulement en faveur d’un accueil plein et entier des personnes LGBT, mais aussi en faveur d’un retour au climat d’humilité et d’ouverture témoigné par l’Église lors du Concile Vatican II :

 

L'Église peut puiser à des sources d'inspiration de grande valeur, dont certaines lui sont propres. Mais elle est solidaire de toute l'humanité et fait partie de ce monde. Se pourrait-il qu'elle détienne seule toutes les clés qui ouvrent les portes de l'aventure humaine authentique? Aurait-elle nécessairement le dernier mot sur les mystères de la vie politique, sociale, familiale, sexuelle? Est-ce qu'elle détiendrait «toute la vérité» sur l'être humain? L'histoire et le sens commun démontrent le contraire. En ces matières, l'enseignement officiel de l'Église s'est plus d'une fois avéré erroné.

Nous souhaitons qu'en ce domaine l'Église tout entière se considère partie prenante de l'aventure humaine. Qu'elle soit elle-même, avec ses richesses propres et ses limites, sans complexe mais sans prétention indue face à «la» vérité. Qu'elle soit solidaire et confiante! Il nous semble que c'est dans cet état d'esprit et dans ces dispositions de cœur que Jean XXIII et le concile Vatican II invitaient le Peuple de Dieu à s'ouvrir aux « signes des temps ».

- André Anctil et al., « Trop c’est trop! », La Presse, 26 février 2006, p.A11

 

Une éclipse de la liberté de pensée dans l’Église catholique

Parmi les 19 signataires de cette lettre, on trouve des prêtres déjà connus pour leur franc-parler, le plus connu d’entre eux étant sans contredit Raymond Gravel, prêtre du diocèse de Joliette dont les engagements prophétiques et politiques sont passés à la postérité. Professeur retraité de l’Université de Montréal, l’historien et théologien Lucien Lemieux fait aussi partie des signataires, tout comme des prêtres-ouvriers comme le capucin Benoît Fortin et le père Claude Lefebvre de la communauté des Fils de la Charité.

Cette fronde s’insère dans le contexte plus large du recul de la liberté de pensée dans l’Église catholique, sous la houlette de Jean-Paul II, de son préfet de discipline et bientôt pape Jozef Ratzinger et d’un grand nombre d’évêques conservateurs nommés par le pape polonais et qui s’érigent en gardiens de l’orthodoxie doctrinale. Ce climat de suspicion et d’autoritarisme mènera à la censure de la théologie de la libération, à la mise aux pas des théologiens hétérodoxes comme le franciscain brésilien Leonardo Boff, le dominicain étasunien Matthew Fox et celle de théologiennes féministes comme Elizabeth Johnson et Ivone Gebara. De même qu’à la tutelle imposée par le Vatican aux communautés religieuses féminines des États-Unis, trop "audacieuses" aux yeux de Rome. Pour un grand nombre de pasteurs, de théologiens et de chrétiens de cette époque, cette éclipse du débat et de la liberté dans l'Église est en contradiction formelle avec l’esprit d’ouverture et de renouveau insufflé par le Concile Vatican II.

Sur la plupart des questions sensibles – l’ordination des femmes, le mariage des prêtres, la contraception, l’homosexualité –, Rome ferme définitivement la porte à la discussion et même à la dissidence. Tout en envoyant des signaux inquiétants. D’abord l’idée, chère au pape Benoît XVI, voulant que Vatican II doive d’abord être pensé sous le signe de la continuité plutôt que celui de la réforme et de la rupture radicale par rapport à l’Église conservatrice, autoritaire et ultramontaine qui l’a précédée. Ensuite, les rapprochements tout aussi inquiétants avec les intégristes et traditionnalistes "catholiques", assortie d’un retour à la messe (tridentine) en latin.

L’Église québécoise n’est pas épargnée. La nomination de Marc Ouellet comme archevêque de Québec et sa rapide élévation au rang de cardinal (un honneur qui avait été refusé à son prédécesseur Maurice Couture, connu pour ses audaces théologiques et pastorales), envoie un signal fort : celui d’une « contre-révolution » au sein de l’Église du Québec, portée par les espoirs, utopies et innovations de Vatican II. Le nouveau primat de l’Église canadienne donne rapidement le ton de la mise au pas à déployer : retour à la confession individuelle, fin des absolutions communautaires, refus de laisser les divorcés prendre part à la communion eucharistique, marginalisation des personnes homosexuelles, paternalisme méprisant à l’égard des femmes ayant recours à l’interruption de grossesse, discours nostalgiques sur le Québec catholique d’avant la Révolution tranquille, etc..

 

 

Naissance, essor et essouflement des Forums André-Naud

C’est dans ce contexte plus large qu’il faut situer la fronde des dix-neuf prêtres rebelles, bientôt accompagnés d’un grand nombre de laïcs et aussi de religieuses et religieux issus de diverses communautés plaidant en faveur de la liberté de parole et de pensée dans l’Église. Se réclamant de l’héritage du sulpicien André Naud, théologien décédé en 2002 et ayant plaidé toute sa vie durant en faveur du débat au sein de l’Église, la création du Forum André-Naud est l’incarnation d’une Église ouverte à la dissidence et à la résistance en son sein, condition essentielle à une communion ecclésiale pleinement aboutie.

Le 15 novembre 2006, 40 personnes issues de neuf diocèses catholiques se rassemblent et fondent le Forum André-Naud. Dès l’assemblée générale de 2007, un réseau de Forums diocésains est formellement reconnu. Des antennes locales du réseau surgissent à Nicolet, Joliette, Saint-Jérôme, Gatineau-Hull, Montréal et Saint-Jean-Longueuil. Chacune des assemblées générales annuelles traitera, grâce à l’apport d’au moins une personne ressource invitée, extérieure au Réseau, d’un thème lié aux questions théologiques sensibles, allant de la place des femmes dans l’Église, à l’accueil des personnes homosexuelles, à la liberté de parole et de conscience, en passant par les enjeux reproductifs et bioéthiques. Les membres du Réseau demeurent également attentifs aux grands enjeux qui déchirent la société québécoise - des accomodements raisonnables à la laïcité, en passant par les mobilisations sociales. Et suivent avec attention l'actualité religieuse et vaticane, de la renonciation de Benoît XVI aux crises à Développement et Paix, de l'élection du pape François à la publication de l'encyclique Laudato si.  Tout cela contribue aux réflexions et mobilisations collectives du Réseau.

D’abord animé par Claude Lefebvre jusqu’à son décès prématuré en 2011, le Réseau des Forums André-Naud est par la suite coordonné par le théologien André Gadbois, jusqu’à ce qu’il cède sa place à François Lemieux, après avoir fait face à des ennuis de santé. Des signes s’essoufflement sont cependant perceptibles à partir de 2015-2016, note l’historien Lucien Lemieux. « Les membres actifs des forums locaux […] sont en grande partie septuagénaires. Le recrutement est inexistant. Les activités locales, au début prédominantes et diversifiées, se raréfient. Les forums de Joliette, de Saint Jérôme, de Gatineau-Hull se disloquent en quelque sorte. Ceux de Montréal et de Saint-Jean-Longueuil reconnaissent ne plus pouvoir vraiment intervenir localement ».

Comme c’est le cas pour L’Entraide missionnaire et pour les Journées sociales du Québec à la même époque, les membres du réseau appréhendent l’avenir de leur organisation avec lucidité. L’assemblée générale de 2017 aura été la dernière: après un sursaut d’enthousiasme, l’organisme se saborde au cours de l’année 2019, la relève n’étant pas au rendez-vous et le pontificat du jésuite Jorge Bergoglio laissant entrevoir un "retour" à l'esprit et à la lettre de Vatican II.

 

Archives virtuelles du Réseau des Forums André-Naud

 

👉 Les 31 numéros du Bulletin du Réseau des Forums André-Naud sont la meilleure source à consulter pour reconstituer la vie du RFAN, de même que le coeur des réflexions et l'âme des mobilisations qui ont cacatérisé cet organisme au cours de son existence.

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

2013

2014

 

👉 Le Manifeste pour une Église dans le monde de ce temps du Réseau des Forums André-Naud est également une source importante à consulter.

👉 La conférence de Marco Veilleux sur La « blessure ontologique » de l’Église catholique prononcée en 2018 lors de l'ultime rencontre du Réseau est également une source importante.

 

Pour aller plus loin

Alain Ambeault, Autopsie d'un débat avorté, Montréal, Éditions Novalis, 2007, 216 p.

Yves Casgrain, « Les Forums André-Naud, 10 ans de dissidence », Présence: information religieuse, 22 novembre 2016

Guy Durand, « Décès du théologien André Naud - L'intelligence de la foi », Le Devoir, 9 juillet 2002

Jean-Claude Leclerc, « Forum André-Naud - Promouvoir la liberté de pensée et de parole dans l'Église », Le Devoir, 27 novembre 2006

Yvon Métras, (dir.), Dissidence, résistance et communion en Église, Montréal, Éditions Novalis, 2010, 164 p.

Jean-Philippe Perreault, « Le Forum André-Naud veut provoquer la réflexion », Sentiers de foi, vol. 1, no 15, 31 mai 2006.

Philippe Vaillancourt, « Disparition du Réseau des Forums André-Naud », Présence: information religieuse, 25 mars 2019