Luttes écologistes

Promoteurs d'une écologie intégrale faisant la jonction entre justice sociale et sauvegarde de la biosphère, les chrétiens sociaux ont progressivement hissé les enjeux envrionnementaux à l'avant-plan de leurs engagements.

Promoteurs d'une écologie intégrale faisant la jonction entre justice sociale et sauvegarde de la biosphère, les chrétiens sociaux ont progressivement hissé les enjeux envrionnementaux à l'avant-plan de leurs engagements. Crédit: Pixabay

 

Frédéric Barriault
Centre justice et foi

 

Le rôle joué par les chrétiens dans la cause écologiste et la crise environnementale font l’objet de débats passionnés depuis une cinquantaine d’années. En 1967, l’historien étasunien Lynn White publiait un article coup de poing accusant le christianisme d’avoir joué un rôle décisif dans la crise environnementale, Dieu ayant placé l’homme au sommet de la création et invité Adam et Ève à être féconds et prolifiques, de même qu’à dominer la terre et ses créatures.

Cette polémique a eu un effet stimulant sur la réflexion théologique, historique et environnementale des chrétiens. Depuis lors, de nombreux travaux ont critiqué ou nuancé la thèse de Lynn White sur le rôle écologiquement néfaste du christianisme, en mettant en évidence certaines figures inspirantes et certains pionniers chrétiens de l’écologie.

Ces réflexions n’ont pas épargné le Québec, où des biblistes comme Robert David et Jean Duhaime, des théologiens comme André Beauchamp et Monique Dumais, des sociologues comme Jean-Guy Vaillancourt et des écologistes comme Pierre Dansereau et Estelle Lacousière réfléchissent à ces questions. Même si on peut les considérer comme des pionniers d’une prise de conscience écologiste au Québec, il n’y a pas de phénomène de génération spontanée, comme les historiens se plaisent à le rappeler, tout mouvement d’idées étant préparé de longue date.

Une « préhistoire » de l’écologie chrétienne

Certains n’hésitent pas à voir en François d’Assise l’une des figures chrétiennes les plus inspirantes dans sa manière d’établir des relations fraternelles avec les divers êtres de la biosphère. Non sans raison, Jean-Paul II en a fait le saint patron des écologistes en 1979. Le pape François s’est quant à lui inspiré du Cantique des créatures du povorello d’Assise pour « baptiser » son encyclique écologiste Laudato si. Il serait cependant abusif de voir en saint François un précurseur de l’écologisme moderne, même si ce dernier était éminemment critique de la société marchande qui se développait alors dans son Ombrie natale.

En Occident, c’est au milieu du 19e siècle que se développe un nouveau rapport à la nature dont on découvre à la fois la brutalité, la fragilité et les limites, à la suite de Darwin et de son Origine des espèces. Le monde catholique accuse alors un retard sur les pays protestants qui adoptent les premières mesures de protection de l’environnement et les premières lois condamnant la cruauté contre les animaux. Une transformation des mœurs et des idées est cependant en cours dans le monde catholique, lequel s’éloigne alors de la philosophie mécaniste de René Descartes[1] pour revenir à la pensée de Thomas d’Aquin. Alors que le premier voyait l’Univers et l’animal comme de vulgaires « machines » dénuées d’âme et de sensations, le second considère l’animal comme un être sensible et la plante comme un être animé par une force vitale la poussant à prospérer. Ces transformations de la théologie catholique vont de pair avec l’essor du Romantisme, une sensibilité artistique qui valorise l’intuition, l’émotion et l’immersion dans la nature comme « remèdes » à une vie moderne jugée aliénante. Le tout coïncidant avec la critique des effets néfastes du capitalisme industriel sur la vie humaine, animale et végétale. Et avec un renouveau de la spiritualité franciscaine.

 

L'abbé Léon Provancher et l'agronome Jean-Charles Chapais font partie des pionniers de l'écologie forestière au Québec, côte-à-côte avec Henri-Gustave Joly, le seigneur et député de Lotbinière. Alertant leurs concitoyens aux conséquences néfastes de la déforestation, ils ont jeté les bases de la sylviculture. Crédit: Bibliothèques et Archives nationales du Québec

 

Pays de colonisation couvert de forêts abondantes, le Canada est néanmoins rapidement frappé par diverses crises environnementales. Dès les années 1870, certaines régions du Québec sont déjà confrontées à une déforestation avancée qui amène dans son sillage inondations, feux de broussailles et même désertification. Quelques naturalistes chrétiens comme l’abbé Léon Provancher commencent alors à alerter les agriculteurs et les marchands de bois sur les dangers de la déforestation, affectant la biodiversité, le débit des cours d’eau, le climat (sécheresses) et le bien-être des animaux de ferme et provoquant l’érosion des sols. Une Société pour le reboisement de la Province de Québecest fondée en 1873, suivie de près par la création de la Fête des arbres, à l’initiative du seigneur-député de Lotbinière et futur premier ministre du Québec, Henri-Gustave Joly. Des agronomes comme Jean-Charles Chapais jettent alors les bases de la sylviculture qui sera éventuellement reprise en main par le gouvernement du Québec. Les premiers parcs nationaux québécois sont fondés à la même époque. On encourage aussi la conservation et l’aménagement scientifique des érablières et boisés de ferme, dans une optique de «développement durable».

 

Nos forêts si vastes, si riches, si densément boisées disparaissent à vue d’œil sous la hache aveugle de notre imprévoyant cultivateur. On le croirait parfois pris d’une espèce de furie pour faire disparaitre toute trace de végétation forestière. C’est à tel point qu’en plusieurs endroits […] l’on est obligés d’aller chercher le combustible pour nos rudes hivers à des 5, 6 ou 7 lieues. Qu’en sera-t-il dans 20 ans, 30 ans, 40 ans d’ici?

- Léon Provancher, Les oiseaux insectivores et les arbres d'ornement et forestiers (1874)

 

Des journaux agricoles comme La Gazette des Campagnes et des écoles d’agriculture comme celles d’Oka et de La Pocatière font aussi la promotion de saines pratiques agricoles afin de favoriser le rendement des terres et du cheptel, tout en limitant l’épuisement des sols et en veillant au bien-être des animaux. Des cercles agricoles – lointains ancêtres des coopératives – diffusent ces connaissances auprès des cultivateurs, tout en facilitant l’achat en commun de semences et d’instruments aratoires.

On chercherait en vain une réflexion théologique sur l’écologie et une remise en question du mode de production capitaliste : la préoccupation est ici purement nationaliste et pastorale. Il s’agit avant tout d’endiguer l’exode rural vers les villes manufacturières du nord-est des États-Unis en « domestiquant » le mode production pour ne pas épuiser trop rapidement les ressources naturelles et prévenir l'appauvrissement des cultivateurs canadiens-français. Ce qui n'est pas sans rappeller, toutes porportions gardées, les efforts analogues déployés par l'agronome afro-américain George Washington Carver auprès des fermiers noirs du Sud des États-Unis afin de conjuguer protection de l'environnement et empowerment socio-économique. Et aussi ceux déployés par la National Catholic Rural Life Conference auprès des agriculteurs catholiques du Midwest étasunien.  

 

C’est par le scoutisme, les Cercles des jeunes naturalistes (CJN) et les colonies de vacances que plusieurs générations de Québécois seront sensibilisées aux beautés et à la fragilité de la nature. À gauche, le frère Marie-Victorin, cofondateur des CJN, vers 1935. En haut, des élèves et une religieuse enseigante de la Congrégation Notre-Dame lors d'une excursion de botanique vers 1952. En bas: des archives scoutes des années 1960. Crédit: Archives de l'Univeristé de Montréal / Archives de la Congrégation Notre-Dame / Collection privée

L’écologie passe par les jeunes

N’ayant pas réussi à endiguer l’exode massif des Canadiens français vers les centres industriels canadiens et étasuniens, les élites clérico-nationalistes fondent de grands espoirs sur la jeunesse. Au 19e siècle, les promoteurs de la conservation des richesses naturelles misaient déjà sur l’école, où la Fête des arbres était célébrée avec faste et où des jardinets scolaires sont implantés au détour du 20e siècle. C’est par le scoutisme, les Cercles des jeunes naturalistes et les colonies de vacances que plusieurs générations de Québécois seront sensibilisées aux beautés et à la fragilité de la nature. La Flore laurentienne du frère Marie-Victorin devient le livre de chevet des naturalistes en herbe qui campent en pleine nature, consignent leurs observations dans de petits calepins et rapportent fleurs et feuilles séchées pour les coller dans leurs herbiers. Les collèges classiques et couvents se dotent alors de « cabinets » d’histoire naturelle, ces collections de minéraux, de plantes séchées et d’animaux empaillés qui faisaient la fierté des maisons d’enseignement d’autrefois.

C’est dans ce contexte que se développement les sciences naturelles au Québec, à l’initiative du frère Marie-Victorin (1885-1944), mort précocement à l’âge de 59 ans. Ses étudiants Jacques Rousseau et Pierre Dansereau jetteront les bases de l’écologie et des sciences de l’environnement au Québec. Bientôt suivis par d’autres figures chrétiennes comme Estelle Lacoursière, religieuse ursuline, botaniste et écologiste, et André Beauchamp, prêtre et écologiste. Ces derniers jetteront d’ailleurs les bases de l’éducation relative à l’environnement au Québec.

 

L’émergence d’une écologie radicale

C’est dans les années 1970 et 1980 que le mouvement écologiste contemporain se développe. Issues de la contre-culture et de courants socialistes, des voix s’élèvent pour remettre en question le mode de production capitaliste et ses effets toxiques sur la biosphère. Pendant que les hippies prônent l’amour libre et le retour à la terre, des scientifiques et des économistes originaires de 52 pays, membres du Club de Rome, publient Les Limites à la croissance – un rapport qui fera époque. En 1971, les écologistes (et militants indépendantistes) Marcel Chaput et Tony Le Sauteur attirent l’attention sur la pollution de l’eau, de l’air et des sols. Intitulé Dossier pollution, la publication de cet ouvrage est un moment charnière dans l’histoire de l’écologie politique au Québec, tout comme le sera Le Défi écologiste de Michel Jurdant, paru en 1984. Le mouvement écologiste québécois se structure au même moment, certains courants se rapprochant des thèses radicales de l’écologie profonde. Les revues chrétiennes ne sont pas en reste, plusieurs d'entre elles multipliant les dossiers et prises en position en faveur d'une transformation en profondeur de nos relations avec la biosphère et tous les êtres qui l'habitent. Et ce, dès le milieu des années 1980.

 

Vers un écologisme chrétien

Paul VI donne le ton le 1er juin 1972 : l’année même de la publication du rapport du Club de Rome, le pape prononce un discours remarqué à la Conférence des Nations unies sur l’environnement dans lequel il met en garde contre les mirages du progrès, rejette les solutions purement techniques à la crise environnementale et en appelle à « une prise de conscience de la nécessité d’un changement radical des mentalités » afin de sauvegarder le « patrimoine biologique commun » de l’humanité. Le Vatican n’en restera pas là : entre son élection (1978), le Rapport Brundtland (1987) et le Sommet de la Terre de Rio en 1992, le pape Jean-Paul II a signé 132 déclarations, messages et publications sur l’écologie – une tendance qui s’est accélérée dans les onze dernières années de son pontificat et que n’ont pas récusée ses successeurs Joseph Ratzinger et Jorge Bergoglio. Les évêques du Québec multiplient eux aussi les prises de position sur les questions environnementales, Mgr Gérard Drainville (Amos) et Mgr Bertrand Blanchet (Rimouski) étant les plus prolifiques.

 

Les hommes commencent aussi à saisir une dimension nouvelle et plus radicale de l’unité en découvrant que les ressources, les précieux ensembles d’air et d’eau indispensables à la vie, la petite et fragile « biosphère » de tout ce qui vit sur terre, ne sont pas illimités, mais qu’ils doivent, au contraire, être conservés et préservés comme le patrimoine unique de l’ensemble de l’humanité. [...] On ne voit pas comment les nations riches pourraient prétendre accroître leurs propres revendications matérielles si la conséquence pour les autres en est, soit de rester dans la misère, soit de risquer la destruction éventuelle des bases physiques de la vie planétaire. Ceux qui sont déjà riches doivent donc accepter des styles de vie moins matérialistes, entraînant moins de gaspillage, afin d’éviter la destruction du patrimoine qu’ils sont appelés à partager en toute justice avec tout le reste de l’humanité.

- Synode sur la promotion de la justice dans le monde,  Justitia in mundo, 1971, nos 9 et 73.

 

Publié en 1973, le livre La Terre des hommes et le paysage intérieur de l’écologue québécois Pierre Dansereau porte l’empreinte de ces signes des temps. Dans cet ouvrage, l’élève des jésuites et le collaborateur du frère Marie-Victorin s’efforce de réintroduire l’être humain dans la nature, non sans plaider en faveur d’une exigeante éthique de l’environnement et d’une critique du mode de vie occidental. Il développe alors la notion d’austérité joyeuse, préfigurant la simplicité volontaire dont Serge Mongeau et Dominique Boisvert se feront les promoteurs au début des années 2000.

 

 

On retrouve la même posture chez le prêtre et théologien André Beauchamp – un même souci de concilier souci pour la personne humaine et protection de l’environnement au profit des générations futures et au service du bien commun. Ce dernier mènera une brillante carrière d’expert en environnement, tantôt au ministère de l’Environnement, tantôt au Bureau d’audiences publiques sur l’environnement, tantôt à titre de consultant, tantôt dans son ministère presbytéral, où il s’est efforcé d’éduquer ses concitoyens, ses coreligionnaires et les décideurs politiques à l’urgence de civiliser le développement et de sauvegarder la biosphère.

 

Des critiques de l’écologie radicale à l’engagement environnemental

Comme c’est le cas ailleurs dans le monde, la thèse de Lynn White sur les racines judéo-chrétiennes de la crise environnementale stimule la réflexion des théologiens québécois. Dans la revue Relations de septembre 1970, le jésuite Irénée Desrochers répond à la thèse de White, tout en critiquant sans ménagement le colonialisme, le capitalisme, l’idéologie du progrès technoscientifique, le mythe de la croissance infinie, de même que la résistance des grands intérêts économiques au changement de paradigme proposé par les écologistes. Ces critiques de la thèse de White stimuleront les réflexions des biblistes Robert David et Jean Duhaime qui jetteront ainsi les bases d’une exégèse écologique de la Bible dont le livre Les pages vertes de la Bible du pasteur protestant David Fines et du théologien catholique Norman Lévesque sont l’aboutissement.

 

L’homme, de plus en plus exposé dans son propre corps aux ravages terribles du cancer, devient à son tour le cancer de la terre. Nous la faisons déjà, la guerre chimique et bactériologique: nous sommes en train de commettre le génocide d’un grand nombre d’espèces vivantes. […] Tant que, dans notre « société de consommation », nous ac­cepterons qu’on nous lave le cerveau sur la courroie sans fin de la publicité des grands media, pour nous persuader que la possession immédiate de toutes ces « choses » est nécessaire au « bonheur », nous, les consommateurs naïvement imbéciles, nous soutiendrons les producteurs dans l’exploitation irresponsable des richesses naturelles.

- Irénée Desrochers, SJ, Relations, septembre 1970

 

 

Figure marquante de l'écologie forestière au Québec, l'ursuline Estelle Lacoursière (1935-2021) est la premiere femme à avoir obtenu un maîtrise en sciences forestières au Québec. Botaniste et écologiste, celle qu'on surnommait le Archives de Radio-Canada

 

La thèse néomalthusienne des écologistes Paul et Anne Ehrlich – selon lesquels il faudrait appliquer des politiques agressives de contrôle des naissances afin de protéger les écosystèmes, fragilisés selon eux par la surpopulation humaine – est quant à elle scrutée avec attention dans l’édition de juillet-août 1974 de Relations où le jésuite Julien Harvey et l’éthicien Guy Bourgeault montrent les préjugés de classe, le racisme feutré (sinon décomplexé) et l’eugénique soft[2] qui se cachent « derrière » les thèses populationnistes et l’appel au contrôle radical des naissances (des plus pauvres, évidemment) mis de l’avant par les auteurs de la Bombe P. Attentifs à la situation des pauvres de l’hémisphère sud pour lesquels la natalité n’est guère un choix mais avant tout une question de survie, ils mettent en exergue le néocolonialisme des grandes puissances à l’égard des pays en voie de développement: pensons ici aux propos méprisants du président français Emmanuel Macron associant la pauvreté des femmes africaines à leur « surnatalité ».

Pour les écologistes chrétiens, humanisme et écologisme, justice sociale et justice environnementale, souci pour les pauvres et pour les écosystèmes fragiles peuvent et doivent aller main dans la main. Et qu’il faut donc atténuer le fossé entre culture et nature, entre l’humanité technicienne et la nature sauvage (la wilderness des écologistes anglo-saxons). Bref, réintroduire l’être humain dans la nature, tout en faisant de cet animal pensant, croyant et priant créé à l’image de Dieu un cocréateur, un intendant et un protecteur de la création divine. Dans une optique de solidarité intergénérationnelle, de solidarité sociale et de solidarité internationale, les ressources de la biosphère étant un bien commun universel qui doivent être exploitées avec prudence et sagesse, en pensant aux générations futures, de même qu'aux conséquences de nos actes sur les pauvres et les peuples des pays en voie de développement.

 

Le débat nucléaire

Comme ailleurs dans le monde, le débat sur l’énergie nucléaire s’invite au Québec dans les années 1970, alors que le Parti québécois de René Lévesque fait la promotion du développement de centrales nucléaires (contrairement au Parti libéral de Robert Bourassa, farouchement attaché à l’hydroélectricité et qui vient d’ailleurs de signer la Convention de la Baie-James avec les Cris et les Inuit). Ce débat trouve écho dans les pages de la revue Relations en 1977, qui lui consacre un dossier somme toute équilibré même si on sent bien que l’équipe éditoriale se range dans le camp des adversaires à l’option nucléaire – en tout cas de ceux qui doutent de son innocuité.

Au Québec, l’opposition au nucléaire est portée par le Regroupement pour la surveillance du nucléaire et l’Alliance Tournesol. Déjà actifs dans les mouvements pacifistes de cette époque et dans la lutte aux armements nucléaires, les chrétiennes et chrétiens sont nombreux à s’être mobilisés contre la construction de la centrale nucléaire de Gentilly. Selon Normand Beaudet, directeur du Centre de ressources sur la non-violence, les passerelles étaient nombreuses entre les luttes de la mouvance sociale chrétienne et les luttes antinucléaires. C’est notamment le cas de membres de La Pierre vivante, la communauté ecclésiale de base animée par le franciscain Pierre Bisaillon dont les membres étaient engagés dans des luttes antimilitaristes, tout en étant proches de l’Alliance Tournesol.

Ces trois dossiers consacrés à des questions environnementales sont annonciateurs d’une tendance lourde qui ira en s’accroissant dans les pages de la revue jésuite au cours des années 1980, après l’arrivée d’André Beauchamp dans le groupe de collaborateurs de Relations.

 

La vitalité écologique du monde forestier

Occupant une place de choix dans la vie économique et l’imaginaire collectif des Québécois, la forêt est au cœur des réflexions et mobilisations des chrétiens sociaux. Dès le milieu du 19e siècle, des prêtres naturalistes comme Léon Provancher, des agronomes ultramontains comme Édouard Barnard et Jean-Charles Chapais et des sylviculteurs protestants comme Henri-Gustave Joly jettent les bases de la conservation des forêts. C’est dans ce contexte que Mgr Joseph-Clovis-Kemner Laflamme, déjà membre de l’Association forestière canadienne, cofonde en 1910 l’école forestière de l’Université Laval, dont il a été le recteur à deux reprises. S’efforçant de conjuguer occupation du territoire et exploitation durable des forêts face à l’appétit vorace des colons et des Lumber Barons, les forestiers sociaux proposent diverses utopies et stratégies pour civiliser le capitalisme agroforestier, qu’il s’agisse de réserves cantonales ou de coopératives forestières.

 

Portée par une longue tradition d’engagement, l’écologie forestière occupe une place significative dans les pages de la revue Relations dans les années 1980 et 1990. Crédit: Revue Relations

 

Portée par une longue tradition d’engagement, l’écologie forestière occupe une place significative dans les pages de la revue Relations. Connue pour ses engagements sur les questions syndicales, coopératives et sociales, cette publication s’intéresse dès 1948 aux enjeux forestiers dans une perspective de « développement durable ». Bien que publiée à Montréal, la revue Relations est sensible aux réalités des régions minières et agroforestières du Québec, à la faveur des Semaines sociales du Canada animées par les jésuites dans diverses villes de la province entre les années 1920 et le début des années 1960. Cette sensibilité aux réalités socioéconomiques du terroir est au cœur des réflexions de la revue, en réaction à la violence institutionnelle des technocrates de l’État québécois lors de la fermeture de villages de l’arrière-pays gaspésien et bas-laurentien dans les années 1970. Attentive aux mobilisations déployées lors des Opérations Dignité ayant dénoncé ce déracinement forcé, l’équipe de Relations s’intéresse à l’exploitation forestière dans le nord-ouest du Québec, en écho à une lettre pastorale publiée par les évêques de cette région, en 1980.

Les contrastes saisissants entre l’enrichissement des pôles urbains et l’appauvrissement des villages de l’arrière-pays seront au cœur d’une série de dossier percutants de la revue Relations publiés entre 1988 et 1994. Intitulés « Un Québec cassé en deux », ces dossiers s’intéressent autant aux dimensions écologiques que socioéconomiques de ces clivages entre le Québec urbain et celui des régions. Cette attention aux réalités du territoire, à ses factures et aux blessures des hommes et des femmes qui l’habitent auront une influence marquante sur le jésuite Guy Paiement. Prophète du pays réel, Paiement a été l’animateur des Journées sociales du Québec jusqu’à son décès en 2010. Point de ralliement des chrétiens sociaux des dernières décennies du 20e siècle, les JSQ ont fait de l’enracinement régional, de l’attention aux injustices socioéconomiques et du souci pour les questions environnementales des préoccupations transversales.

Pour une agriculture soutenable et écoresponsable

Le monde agricole est également au centre d’une réflexion éthique et pastorale. Dans une lettre pastorale publiée en 1985, l’évêque d’Amos, Mgr Gérard Drainville, plaide en faveur d’une transformation de la production agricole, alors en plein processus d’industrialisation, de (sur)spécialisation et de financiarisation capitaliste. Attentif aux souffrances qui accablent les producteurs agricoles, de même qu’aux conséquences néfastes de ce mode de production sur l’environnement, il plaide en faveur d’une agriculture à échelle humaine et écoresponsable, attentive aux fragilités de l’eau, des sols et des animaux, de même qu’à celle des êtres humains qui vivent de la terre ou qui se nourrissent de ses fruits.

Quinze ans plus tard, il publie un deuxième texte sur cet enjeu, constatant l’ampleur des défis qui continuent de peser sur le monde rural québécois. Favorables à un nouveau pacte avec le monde rural, dans une optique de développement durable et de soldarité interrégionale, les évêques catholiques du Québec seront des membres actifs d’organismes tels que Solidarité rurale et Tous ruraux. Tout comme d’ailleurs un grand nombre de chrétiennes et de chrétiens qui réfléchissent aux périls et défis de l'agriculture au Québec, à l'heure des accords de libre-échange, des pesticides et des OGM, tout en s'engageant en faveur d'autres manières de produire et de consommer, soucieuse du bien-être des êtres humains et de tous les êtres de la biosphère. 

 

Dans les années 1990 et 2000, un grand nombre de chrétiennes et de chrétiensi réfléchissent aux périls et défis de l'agriculture au Québec, à l'heure des accords de libre-échange, des pesticides et des OGM, tout en s'engageant en faveur d'autres manières de produire et de consommer, soucieuse du bien-être des êtres humains et de tous les êtres de la biosphère. Crédit: Revue Relations

Vers une pastorale « écologiste»

En 1981, les évêques catholiques du Québec publient la lettre pastorale Les chrétiens et l’environnement dont André Beauchamp avait rédigé la première version. Dix ans plus tard, une nouvelle version de la lettre, revue et bonifiée, est publiée dans le cadre du 100e anniversaire de Rerum novarum. Elle reprendra d’ailleurs la déclaration forte sur l’écologie que le pape Jean- Paul II avait faite dans son encyclique Centesimus annus célébrant ce centenaire.

 

À côté du problème de la consommation, la question de l'écologie, qui lui est étroitement connexe, inspire autant d'inquiétude. L'homme, saisi par le désir d'avoir et de jouir plus que par celui d'être et de croître, consomme d'une manière excessive et désordonnée les ressources de la terre et sa vie même. À l'origine de la destruction insensée du milieu naturel, il y a une erreur anthropologique, malheureusement répandue à notre époque. L'homme, qui découvre sa capacité de transformer et en un sens de créer le monde par son travail, oublie que cela s'accomplit toujours à partir du premier don originel des choses fait par Dieu. Il croit pouvoir disposer arbitrairement de la terre, en la soumettant sans mesure à sa volonté, comme si elle n'avait pas une forme et une destination antérieures que Dieu lui a données, que l'homme peut développer mais qu'il ne doit pas trahir. Au lieu de remplir son rôle de collaborateur de Dieu dans l'œuvre de la création, l'homme se substitue à Dieu et, ainsi, finit par provoquer la révolte de la nature, plus tyrannisée que gouvernée par lui.

- Jean-Paul II, Centesimus annus, 1er mai 1991, no 37

 

À l’aube de la décennie 2000, des écologistes comme André Beauchamp, David Fines et Norman Lévesque s’impatientent de la lenteur des Églises chrétiennes à mettre l’écologie au centre de l’agir ecclésial, présageant l’appel à la conversion écologique qui sera au coeur de l’encyclique Laudato si. Crédit: Éditions Novalis

 

Cette même année, à l’occasion de ce centenaire, se tient à l’Université Laval un colloque sur la question ouvrière. Colloque où les questions écologiques occupent une place non négligeable avec les communications d’André Beauchamp et de Mgr Gérard Drainville, « l’évêque écolo » interviewé par Le Devoir en mars 1991. Cette jonction entre question sociale et question environnementale, entre le cri des pauvres et celui de la Terre, est manifeste dans le message du 1er mai 2001 publié par le Conseil des affaires sociales de l'Assemblée des évêques catholiques du Québec, 20 ans après la lettre Les chrétiens et l’environnement. Publié à l’occasion de la Fête internationale des travailleurs, ce message préfigure l’écologie intégrale qui sera au cœur de l’encyclique Laudato si du pape François.

À l’aube de la décennie 2000, des écologistes chrétiens comme André Beauchamp s’impatientent de la lenteur de l’Église catholique à mettre l’écologie au centre de l’agir ecclésial, présageant l’appel à la conversion écologique qui sera au cœur de l’encyclique Laudato si. Le retard sur les Églises protestantes et orthodoxes est alors considérable, sans oublier les initiatives pionnières de prélats « indigénistes » latino-américains comme Samuel Ruiz, évêque du Chiapas (Mexique) qui a mis en place une pastorale de la Terre Mère dans son diocèse dès les années 1970.

S’inspirant d’expériences pionnières dans certains diocèses italiens et allemands, le théologien Norman Lévesque plaide en faveur d’une authentique pastorale de la Création. Un projet en ce sens sera mis en place dans son diocèse d’appartenance, celui de Saint-Jean-Longueuil. Ce virage écolo de la pastorale ira en s’accroissant dans le sillage de la publication de l’encyclique Laudato si qui favorise la création d’outils d’animation, de ressources liturgiques et de moments de prière centrés sur la sauvegarde de la création.

 

Vers une éthique et une spiritualité chrétiennes de l’environnement

La publication du Rapport Brundtland en 1987, de même que les préparatifs du Sommet de la Terre de Rio en 1992 stimulent la réflexion sur l’éthique de l’environnement. Des éthiciens chrétiens comme Guy Durand, Guy Bourgeault et André Beauchamp sont au cœur des réflexions, tantôt dans les pages de la revue Relations dont ils sont des proches collaborateurs, tantôt dans les Cahiers de recherche éthique publiés par les éditions Fides. Nommé président du Bureau d’audiences publiques en environnement en 1980 (poste qu’il occupe jusqu’en 1987, puis de nouveau en 1999-2000 lors du BAPE sur l’eau), André Beauchamp développe une réflexion approfondie sur l’éthique environnementale.

Toute une constellation de mouvements écologistes se développe au tournant du 21e siècle. C’est dans ce contexte que Marie-Andrée Michaud, Rachel Jetté et Jean-Marie Berlinguette fondent l’organisme Terre sacrée afin de favoriser le développement d’une spiritualité environnementale à même de nourrir l’engagement des militants écologistes. André Beauchamp contribue lui aussi au développement de la spiritualité de l’environnement, d’abord par ses publications sur le sujet, puis par les conférences qu’il prononce et les retraites qu’il anime auprès des communautés chrétiennes.

De leur côté, les féministes chrétiennes de L’autre Parole élaborent toute une réflexion sur l’écoféminisme à partir des travaux pionniers de théologiennes de la libération telles que Rosemary Radford Ruether et Ivone Gebara.

De la réflexion à l’engagement politique

En marge de ces réflexions, les écologistes chrétiens s’engagent concrètement et de diverses manières afin de mettre l’avenir de la planète au cœur de leurs actions. Né de l’initiative d’une jeune chrétienne à la Maison St. Columba's de l’Église-Unie en 2006, le mouvement des Églises vertes se structure trois ans plus tard. Devenu œcuménique la même année, il accompagne les paroisses et les communautés chrétiennes dans leur processus de certification – et de conversion – écologique.

L’engagement écologiste des chrétiens est aussi politique. S’inspirant de la perspective mise de l’avant par l’écologiste Laure Waridel dans Acheter c’est voter, André Beauchamp invite ses coreligionnaires à jeter un regard critique sur les produits qu’ils consomment et à adopter des comportements socialement et écologiquement responsables. De la consommation responsable à la conversion radicale de notre mode de vie, il n’y a qu’un pas que plusieurs chrétiens franchissent alors allègrement. Cofondateur du Réseau québécois de la simplicité volontaire, Dominique Boisvert plaide en faveur d’un arrachement à l’étouffant carcan productiviste et consumériste dont nous sommes tous prisonniers.

Élaboré par Ivan Iilitch, ex-prêtre catholique devenu le grand penseur de la contre-productivité et de la convivialité, l’enjeu de la décroissance occupe une place importante dans les réflexions de la revue Relations. Des communautés utopiques voient le jour afin d’adopter un mode de vie écoresponsable. D’autres projets sont mis en place afin de faire le lien entre la justice sociale, l’agriculture biologique et la consommation écoresponsable : pensons ici à la ferme Berthe-Rousseau soutenue par les jésuites, ou encore à la ferme D3Pierres fondée par Rachel Jetté et soutenue par les Sœurs de Sainte-Croix.

 

Délégation de manifestants chrétiens lors de la marche mondiale pour le climat du 27 septembre 2019 à Montréal - la plus importante de l'histoire du Québec. Pour l'occasion, ils avaient fabriqué une gigantesque marionnette de François d'Assise. Crédit photo: Église catholique à Montréal, Secteur pastoral Mercier-Est

 

À l’heure des luttes contre le néolibéralisme et la mondialisation, les écologistes chrétiens passent volontiers du local au global. Inextricablement liées l’une à l’autre, les crises humanitaires et environnementales sont au cœur des réflexions et engagements de L’Entraide missionnaire, tout comme d’ailleurs des campagnes de solidarité et des projets soutenus par Développement et Paix.

Les écologistes chrétiens sont également partie prenante des mobilisations climatiques en cours dans le sillage de la signature du Protocole de Kyoto. Diverses déclarations ecclésiales et interreligieuses vont alors dans ce sens. Alors qu’un débat fait rage au Québec à propos de l’exploitation du gaz de schiste et de la création d’une centrale thermique dans le sud-ouest du Québec, les 37 communautés religieuses membres du Regroupement pour la responsabilité sociale des entreprises exercent des pressions financières et politiques sur le gouvernement et les promoteurs du projet qui font finalement marche arrière. Cinq ans plus tard, le RRSE se joint aux mouvements sociaux demandant au gouvernement québécois d’imposer un moratoire du l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste. Solidaires du mouvement en faveur du désinvestissement des combustibles fossiles, le RRSE plaide en ce sens auprès des communautés religieuses, en cohérence avec l’interpellation du pape François dans le sillage de Laudato si.

Sensibilisés à l’enjeu des changements climatiques, les chrétiennes et chrétiens sont nombreux à avoir pris part aux mobilisations écologistes, et ce, tant au Québec que dans les pays où avaient lieu les rencontres de la COP, la Conférences des parties de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques - celle de Paris en 2015, notamment.

 

Longtemps portée à bout de bras par des chrétiennes et chrétiens mobilisés mais isolés, les luttes écologistes semblent être enfin plus présentes dans les engagements des diverses Églises chrétiennes.

 

Pour aller plus loin

Éric Baratay, L’Église et l’animal, Paris, Cerf, 1996, 384 p.

André Beauchamp, Introduction à l'éthique de l'environnement, Montréal, Éditions Paulines, 1993, 222 p.

André Beauchamp, L’eau et la terre me parlent d’ailleurs. Une spiritualité de l’environnement, Montréal, Éditions Novalis, 2010, 224 p.

Guy Bourgeault, « L’avenir d’un monde fini. Jalons pour une éthique du développement durable », Cahiers de recherche éthique, no 15, Montréal, Fides, 1990, 203 p.

Luc Chartrand, Raymond Duchesne et Yves Gingras, Histoire des sciences au Québec, Montréal, Éditions Boréal, 2008, 536 p.

David Fines et Norman Lévesque, Les pages vertes de la Bible, Montréal, Éditions Novalis, 2012, 320 p

Étienne Grésillon et Bertrand Sajaloli, « L’Église verte ? La construction d’une écologie catholique : étapes et tensions », Vertigo, vol. 15, no 1 (2015).

Yves Hébert, Une histoire de l’écologie au Québec, Montréal, Éditions GID, 2006, 477 p.

Norman Lévesque, Prendre soin de la création. Un guide pastoral pour passer à l’action, Montréal, Éditions Novalis, 2014, 104 p.

Isacco Turina, « L’Église catholique et la cause de l’environnement », Terrain: Anthopologie et Sciences humaines, no 60, (2013), 30-35

Jacques Tremblay, (dir.), « Écologie et environnement », Cahiers de recherche éthique, no 9, Montréal, Fides, 1983, 147 p.

[1] C’est dans le contexte des débats sur l’immortalité de l’âme humaine que l’Église catholique s’est ralliée à la philosophie de Descartes dont le cogito (Je pense donc je suis) permettait de reconnaître que l’homme est le seul être pensant – et par extension : croyant – de la création divine.

[2] Ces préjugés de classe et de race ont été mis en lumière par les travaux récents sur la stérilisation forcée des femmes autochtones au Canada et des femmes afro-américaines aux États-Unis, ou encore les avortements forcés pratiqués par des médecins français sur des femmes indigènes à l’île de La Réunion.