Prêtres-ouvriers

Apparus en Europe au début des années 1940 avant d'être censurés par Rome, puis à nouveau autorisés au lendemain du Concile Vatican II, les prêtres-ouvriers ont grandement marqué l'histoire du christianisme social des cinquante dernières années. La communauté des Fils de la Charité est exemplaire à ce chapitre. 

 

Quittant le confort de leurs presbytères cossus pour s’insérer dans les faubourgs ouvriers et travailler à la sueur de leur front dans les usines et les entrepôts portuaires, ils entendent par-là imiter les vertus du Jésus pauvre et ouvrier et témoigner de l’évangile en se faisant frères des travailleurs. Crédit: Pixabay

 

Les Fils de la Charité et l’expérience des prêtres-ouvriers au Québec (1950-1980)  

Frédéric Barriault
Centre justice et foi

 

Revenus au goût du jour à la faveur de deux documentaires parus des deux côtés de l’Atlantique presque simultanément, les prêtres-ouvriers font l’objet d’un intérêt croissant de la part des médias et du grand public depuis quelques mois. En janvier 2021, la chaîne télé France 3 diffusait en grande première le documentaire La clé à molette et le goupillon de Thierry Leclère. Quelques jours plus tard, K-Films Amérique annonçait la diffusion imminente du documentaire Les Fils de Manon Cousin, consacré aux engagements sociaux et syndicaux des Fils de la Charité dans Pointe-Saint-Charles. Au même moment, Ugo Benfante, le tout premier prêtre-ouvrier de l’histoire du Québec, rendait son dernier souffle à l’âge de 85 ans.  

Tablant sur cette synchronicité presque providentielle, ce dossier entend brosser les contours de la présence et de l’action des prêtres-ouvriers dans l’histoire du christianisme social au Québec après le Concile Vatican II. Et ce, en amont comme en aval de l’expérience prophétique de Pointe-Saint-Charles. En focalisant certes son attention sur la trajectoire des Fils de la Charité, sans toutefois s’y limiter.  

L’histoire des prêtres-ouvriers a d’ailleurs été largement négligée par les chercheurs québécois et canadiens, au-delà des travaux exploratoires du théologien Oscar Cole Arnal sur les religieux et religieuses engagés en usine dans le Québec de l’après-Révolution tranquille. D’où la pertinence sociale, savante et militante du dossier présenté ci-dessous.    

 

Les Fils de la Charité et les prêtres-ouvriers  

Hommage indirect à la mémoire de son oncle Guy Cousin, figure marquante de la pastorale ouvrière des Fils de la Charité dans Pointe-Saint-Charles dans les années 1960 et 1970, le documentaire Les Fils de Manon Cousin donne la parole à plusieurs confrères, collaborateurs et collaboratrices de ce dernier. Parmi ceux-ci, mentionnons ses confrères Ugo Benfante et Claude Julien, tout comme à d’ex-novices des Fils comme Normand Guimond et Pierre Pagé. On y évoque aussi les engagements du père David Gourd, membre de la communauté engagé dans les mêmes luttes à Pointe-Saint-Charles. Elle donne aussi la parole à deux natifs de Pointe-Saint-Charles et qui ont été de proches collaborateurs des Fils de la Charité. D’abord Serge Wagner, qui fut directeur du Carrefour d’éducation populaire à cette époque et qui a fait carrière dans le domaine de l’alphabétisation des adultes. Puis Thérèse Dionne, qui a été travailleuse communautaire à la Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles.  

Magnifiquement mis en scène à grand renfort de documents et d’extraits de films d’archives, le documentaire Les Fils brosse un portrait réaliste mais empathique des misères qui accablent les habitants des faubourgs ouvriers de Pointe-Saint-Charles. La cinéaste restitue aussi le vent d’espoir et de changement qui souffle sur le Québec de la Révolution tranquille et l’Église de Vatican II. Église où se développe toute une pastorale sensible aux réalités et aux luttes des travailleuses et travailleurs, comme en témoigne la tradition des messages du 1er mai de l’Assemblée des évêques catholiques du Québec, à une époque où un grand nombre de clercs et de prélats prennent fait et cause pour les ouvriers, les sans-emploi et les personnes appauvries. Le documentaire met d’ailleurs en valeur quelques extraits de films d’archives où Jacques Grand’Maison — fils d’ouvrier, théologien, prêtre, sociologue et militant pour la justice sociale — plaide en faveur de l’option préférentielle pour les pauvres, dans cette Église qu’il souhaite voir renouer avec le prophétisme. 

Comme on le découvre dans le documentaire de Manon Cousin, la branche québécoise des Fils de la Charité fera de l’insertion en milieu ouvrier et du travail en usine le cœur de sa présence pastorale au Québec. L’idée n’est pas nouvelle : comme leur homologue belge Joseph Cardijn, aumônier de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) fondée par des jeunes syndicalistes, les prêtres français Yvan Daniel et Henri Godin notent dès 1943 le fossé grandissant entre l’Église et les familles ouvrières. Au point de parler «d’apostasie des masses» et de présenter la France urbaine et industrielle comme un «pays de mission». C’est dans ce contexte qu’un certain nombre de prêtres décident de se faire ouvriers, à la suite de leur confrère Jacques Loew qui sera le tout premier prêtre-ouvrier. Quittant le confort de leurs presbytères cossus pour s’insérer dans les faubourgs ouvriers et travailler à la sueur de leur front dans les usines et les entrepôts portuaires, ils entendent par-là imiter les vertus du Jésus pauvre et ouvrier et témoigner de l’évangile en se faisant frères des travailleurs. Suscitant l’enthousiasme des syndicalistes catholiques et des militants d’Action catholique de ce côté-ci de l’Atlantique, comme en fait foi cet article que le jéciste1 et citélibriste2 Guy Cormier consacre aux prêtres-ouvriers dans l’édition du 16 octobre 1953 du journal Le Travail, publié par la Confédération des travailleurs catholiques du Canada.  

 

Suivie avec attention par les militants d’Action catholique des années 1950, l’histoire des prêtres-ouvriers a cependant été négligée par les chercheurs québécois et canadiens, au-delà des travaux exploratoires du théologien Oscar Cole Arnal sur les religieux et religieuses engagés en usine dans le Québec de l’après-Révolution tranquille. Crédit: Bibliothèques et Archives nationales du Québec

 

Ce corps-à-corps avec le dur travail en usine, de même qu’avec la misère des faubourgs ouvriers et les injustices du capitalisme industriel, amène ces prêtres-ouvriers à épouser les luttes syndicales, sociales et politiques de leurs camarades ouvriers, auxquels ils sont unis par une communauté de destin. Délaissant les syndicats chrétiens au profit de ceux affiliés à la CGT (Confédération générale du Travail) où militent leurs camarades de lutte, les prêtres-ouvriers prennent part aux grèves, mobilisations et luttes menées par le mouvement ouvrier, sans toutefois aller jusqu’à devenir membres du PCF (Parti communiste français). Craignant leur « contagion » par les idées communistes et jugeant le travail en usine incompatible avec la dignité du ministère presbytéral promue par l’Église depuis le Concile de Trente1, le pape Pie XII condamne sans appel le mouvement en 1954 et ordonne aux prêtres travailleurs de quitter les usines et de rentrer dans leurs sacristies. L’immense majorité des prêtres-ouvriers se plient aux ordres de Rome, hormis une minorité dissidente qui poursuit son engagement en milieu ouvrier et syndical, avec l’assentiment de leurs évêques.   

Qualifié de «plus grand événement religieux depuis la Révolution française» par le dominicain Marie-Dominique Chenu, l’expérience des prêtres-ouvriers renaît de ses cendres en 1965, dans le sillage du Concile Vatican II, après que le pape Paul VI eut autorisé les membres du clergé à travailler dans les usines et chantiers. En 1976, il y avait 800 prêtres-ouvriers en France. 

 

Partageant le quotidien de ceux qu’il devait évangéliser, Jacques Couture vit auprès de ces ouvriers des relations humaines empreintes de vérité et de fraternité évangéliques. Ce qui inverse l’ordre les choses, comme si c’était lui avait été évangélisé par ses ouailles. À gauche, couverture de la revue Prêtres et laïcs. Au centre, une messe dans une ruelle (Le Photo-journal, 25 ocotbre 1967). À droite, le jésuite Jacques Couture. Crédit: Bibliothèques et Archives nationales du Québec. Crédit: Bibliothèques et Archives nationales du Québec

Une pastorale sociale et ouvrière dans le Sud-Ouest de Montréal  

Le contexte se prête donc bien à une relance de l’expérience des prêtres-ouvriers de ce côté de l’Atlantique. À partir de 1965, un grand nombre de prêtres séculiers et de religieux issus de diverses communautés demandent à leurs supérieurs ecclésiastiques de s’établir en milieu ouvrier pour y vivre une expérience d’inculturation et d’incarnation radicale de l’évangile. Le numéro d’août 1967 de la revue oblate Prêtres et laïcs est éloquent à ce propos. On peut notamment y lire les réflexions d’Ugo Benfante, fils de la Charité, alors jeune vicaire dans la paroisse Saint-Jean-Évangéliste de Pointe-Saint-Charles.  

Le Sud-Ouest de Montréal semble avoir été au cœur de ces innovations pastorales. C’est dans ce contexte que le jésuite Jacques Couture s’installe dans un modeste appartement dans Saint-Henri pour vivre plus pleinement la pauvreté évangélique et la fraternité avec les exclus qu’il appelait de tous ses vœux trois ans plus tôt, dans l'édition de novembre 1964 de la revue Relations. Il y découvre une culture de la solidarité qui le transforme intérieurement, lui le fils de notables de la Haute-Ville de Québec : «Ce qui caractérise le milieu, dit-il, c’est la grande solidarité de vie qui les unit tous. La précarité de leurs revenus et l’espèce de “mise à part” de la société rend cette solidarité indispensable. Entrer dans ce courant vital de solidarité est absolument important. Pour ce faire, j’ai voulu volontairement et sincèrement me mettre en “situation de précarité”, dans un état tel qu’ils sentent vraiment que j'avais besoin d'eux». Cette solidarité passe notamment par les repas lui ayant été offerts de bon cœur par ses voisins ouvriers lorsque son modeste salaire ne lui permettait pas de manger à sa faim. Ou encore par les repas partagés avec ceux-ci en retour, lorsque les victuailles étaient plus abondantes. Le pain rompu et les moments partagés avec convivialité avec ses amis ouvriers donnant une dimension eucharistique à ces repas et à cette solidarité empreinte de gratuité.  

Partageant le quotidien de ceux qu’il devait évangéliser, il vit auprès de ces ouvriers des relations humaines empreintes de vérité et de fraternité évangéliques. Ce qui inverse l’ordre les choses, comme si c’était lui avait été évangélisé par ses ouailles. Exerçant son ministère à Saint-Henri, le jésuite travaille à titre d’animateur social au sein du Groupement Familial Ouvrier, dont la pédagogie s’inspire de celle du Voir-Juger-Agir : « organiser des rencontres avec les gens, étudier les problèmes du milieu, unir les différentes catégories sociales, exercer des pressions, maintenir une série d’activités selon la même orientation ». À cette fin, il cofonde et coanime un Comité d’action politique avec des citoyens du quartier, lequel publie le journal L’Opinion ouvrière dont il est le rédacteur principal. D’abord confiné à Saint-Henri, son engagement s’élargit bientôt à l’échelle du sud-ouest au sein de divers comités de citoyens et, enfin, à celle de la ville de Montréal, où il contribue à la fondation du RCM (Rassemblement des citoyens de Montréal), parti municipal de gauche opposé à la gouvernance autoritaire et mégalomane du maire Jean Drapeau. Avant de faire le saut en politique provinciale, comme député péquiste de Saint-Henri, ministre du Travail, puis ministre de l’Immigration dans le gouvernement de René Lévesque.  

Il n’est d’ailleurs pas le seul jésuite à faire ce choix : son confrère Rosaire Tremblay (1937-1978) s’installe lui aussi dans Saint-Henri, où il sera prêtre-ouvrier. Mort précocement d’un cancer à l’âge de 41 ans, il travaille en usine, fait de l’accompagnement spirituel en milieu ouvrier, milite auprès des Politisés chrétiens où il côtoie notamment la religieuse auxiliatrice Christiane Sibillotte, elle aussi engagée dans le Sud-Ouest de Montréal, à la Pharmacie communautaire de Pointe-Saint-Charles.  

Des religieuses font aussi le choix de faire ouvrières pour les mêmes raisons : c’est le cas de Marie-Paule Lebrun, des petites sœurs de l’Assomption, qui travaille dans une usine de jouets par souci d’authenticité évangélique et pour exercer son apostolat auprès des travailleuses, négligées par la pastorale de l’Église. Et aussi de Claude Gronier, de la communauté des Petites Sœurs de Jésus, qui travaille dans une usine de conserves de Centre-Sud dans les années 1960, tout comme Jacques Grenier, alors séminariste chez les prêtres des Missions étrangères.      

 

Les Fils de la Charité à Pointe-Saint-Charles dans les années 1960. Crédit: K-Films Amérique

 

Les Fils de la Charité, prêtres-ouvriers à Pointe-Saint-Charles   

Installés dans Pointe-Saint-Charles depuis le milieu des années 1950, les Fils de la Charité déploient une pastorale ouvrière novatrice à bien des égards. D’abord en termes d’effectifs : contrairement aux prêtres et religieuses s’étant établis – souvent seuls – dans un logement en milieu ouvrier, les Fils le font en tant que communauté et aussi en tant qu’équipe pastorale. Contrairement à certains de leurs confrères, les Fils prennent rapidement la décision de se départir de leur presbytère pour aller s’établir au cœur de la vie ouvrière, d’abord dans un appartement situé au-dessus d’une taverne, ensuite en plein cœur du pâté de maisons le plus démuni de Pointe-Saint-Charles, sur la rue de Sébastopol. 

Enfin, ils font du travail en usine en tant que prêtres-ouvriers l’une des dimensions essentielles de leur action pastorale, ce qui ne fut pas toujours le cas des pasteurs installés dans les quartiers ouvriers (le jésuite Jacques Couture a certes travaillé comme livreur et ouvrier dans une usine métallurgique, mais sans y persévérer ni y voir une condition essentielle de son apostolat). 

Non seulement les Fils travaillent-ils en usine, mais ils s’engagent aussi dans les luttes syndicales, dont ils prennent parfois la direction, après y avoir élus par des fortes majorités par leurs camarades de travail. C’est ainsi d’Ugo Benfante, premier prêtre ouvrier de l’histoire du Québec, se faire embaucher comme préposé à l’entretien des wagons dans la cour du triage du Canadien National, puis à l’usine de la Northern Electric de Lachine et enfin comme manœuvre à l’usine de matelas Simmons de Saint-Henri. De là, il est éventuellement élu à la présidence du local 402 de l’Union internationale des rembourreurs, affilié à la FTQ, où il prend part aux grèves de 1976 et 1978. «Ce sont sans doute les plus belles années de mon ministère », confiait-il à Manon Cousin dans le documentaire Les Fils, quelques mois avant son décès.   

Cet engagement ouvrier et syndical est également au cœur du ministère de son confrère Guy Cousin. Fier d’être un «prêtre aux mains sales», il se fait embaucher comme manœuvre à la Daily Freight Fowarding, puis chez J.P. Coats et enfin à l’entrepôt national des magasins Zellers. En marge de son travail en usine ou en entrepôt, il prend part aux luttes syndicales. En 1985, il sera congédié après avoir pris part à un débrayage spontané avec dix-sept camarades ouvriers à l’entrepôt de Zellers, pour dénoncer leurs mauvaises conditions de travail. Contestant ce congédiement illégal, ils auront de cause contre l’employeur… trois ans plus tard

 

Non seulement les Fils travaillent-ils en usine, mais ils s’engagent aussi dans les luttes syndicales, dont ils prennent parfois la direction, après y avoir élus par des fortes majorités par leurs camarades de travail. À gauche: Guy Cousin, prêtre-ouvrier. À droite: manifestation ouvrière à Pointe-Saint-Charles. Crédit: K-Films Amérique

 

Pour ce Fils de la Charité, ces engagements ouvriers et syndicaux sont investis d’une signification spirituelle, empreinte d’une soif de libération : « Je ne partage pas simplement [les] conditions de vie [de mes camarades ouvriers], je me compromets avec eux. Quand un être humain est bafoué, je suis meurtri, car c'est une créature divine, à l'image de Dieu, qui souffre », disait-il en mai 1986, plaidant du même souffle pour une libération des ouvriers, à travers la lutte syndicale, sorte de «contre-violence» légitime face aux «coups de fouet du capitalisme»: 

 

Le syndicalisme m’apparaît comme une esquisse de libération, un moyen de se protéger la figure et non le reste du corps contre les coups de fouet du capitalisme. Tant que nous resterons dépouillés du produit de notre travail et gardés dans l’ignorance de ses fins, qu’on nous réduira au rôle d’exécutants anonymes, il n’y aura pas de différence essentielle entre l’ouvrier et l’esclave ancien.  

Je me sens absolument incapable de paraphraser comme autrefois sur le sens chrétien du travail en usine. Le but explicite et consenti de notre travail est la plus-value, le profit pour quelques individus. Et nous, ouvriers, sommes vus comme de simples items dans les coûts de production.

    - Guy Cousin, Cheminement d’un prêtre-ouvrier, 1977

 

Les Fils de la Charité : quelques jalons  

Prenons un pas de recul pour faire la genèse de ces «prêtres hors normes» que sont les Fils de la Charité.  La communauté des Fils de la Charité est apparue en France au début du 20e siècle, au plus fort des tensions entre l’anticléricalisme militant de la IIIe République et l’Église catholique du pape Pie X, pathologiquement méfiante à l’égard du monde moderne. La trajectoire spirituelle du fondateur des Fils de la Charité, le père Jean-Émile Anizan (1853-1928), aura une influence majeure sur le style pastoral et le charisme de cet institut religieux. D’abord membre de la congrégation des Religieux de Saint-Vincent de Paul, bien connue pour son engagement dans les patronages comme le Patro Le Prévost (ces lointains ancêtres des maisons des jeunes), il s’engage ensuite dans le développement du syndicalisme chrétien et des cercles catholiques d’ouvriers dans les faubourgs populaires. À une époque où le fossé entre l’Église et le monde ouvrier s’est considérablement approfondi et ira en s’accroissant.   

Élu supérieur de sa communauté en 1907, il est suspecté par Rome de promouvoir le modernisme et d’avoir fondé des syndicats qui ne sont pas jugés suffisamment «catholiques» par les autorités vaticanes. Démis de ses fonctions par l’Église-institution à l’aube de la Première Guerre mondiale, le père Anizan demande à être relevé de ses vœux, sans cependant renoncer à sa vocation. « Il n’a voulu tenir qu’à Jésus et à l’annonce de son Évangile au peuple des banlieues naissantes. Il a été déposé de sa charge et désavoué par une visite canonique diligentée par Rome; Sa foi au Christ et à l’Église n’a pas faibli. Pour rester fidèle à sa passion d’aimer les gens du peuple et de leur faire connaître Jésus, il s’est engagé comme aumônier volontaire dans les tranchées de Verdun », lit-on dans cette biographie du fondateur publiée sur le site Web des Fils de la Charité.   

Revenu dans les bonnes grâces de Rome en 1916 et rétabli dans ses fonctions, le père Anizan fonde quatre ans plus tard les Fils de la Charité, avec la bénédiction du nouveau pape Benoît XV. En 1927, un an avant son décès, il rencontre le chanoine belge Joseph Cardijn, aumônier de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) fondée par des jeunes syndicalistes, préparant le terrain pour l’engagement des membres de sa communauté dans l’Action catholique ouvrière. 

 

L'église Saint-Thomas de Villeneuve à Saint-Hubert, sur la rive-sud de Montréal, en 1951. C'est là que les Fils de la Charité s'installent dans les années 1950. À gauche, le père Georges Briand (1912-1967) et à droite le père Michel Goison (1907-1978). Crédit: Bibliothèques et Archives nationales du Québec
  

Les Fils de la Charité, de la Rive-Sud de Montréal à Pointe-Saint-Charles 

C’est après la Deuxième Guerre mondiale que les Fils de la Charité arrivent au Québec, par le biais du père Georges Briand (1912-1967). Natif de Saint-Pierre-et-Miquelon, il se joint aux Fils de la Charité dans les années 1930, marquées par la Crise économique et la déchristianisation de la classe ouvrière. Ordonné prêtre en 1943, il exerce d’abord son ministère à Clichy-sous-Bois, un faubourg ouvrier et une «banlieue rouge» de l’agglomération parisienne, conformément au charisme de la communauté religieuse fondée Jean-Émile Anizan. Non sans avoir les yeux rivés sur le Canada, où il a complété son cours classique et où il a déjà enseigné. 

Dans les années 1950, il s’installe dans le diocèse de Saint-Jean-Longueuil, dont les premiers évêques prennent très au sérieux les luttes ouvrières, en amont comme en aval du Concile Vatican II. Établi dans la paroisse ouvrière de Saint-Thomas-de-Villeneuve dans cette ville-champignon qu’est Saint-Hubert, alors en plein processus d’urbanisation et d’industrialisation, autour de l’industrie aéronautique, il exerce aussi son ministère presbytéral avec ses confrères Michel Goison, André Royon, Paul Ledeur et Charles Morice dans diverses paroisses voisines (Notre-Dame-du-Sacré-Cœur et Notre-Dame-de-Bonsecours à Brossard), sises dans un no man’s land suburbain où les conditions de vie des familles ouvrières sont difficiles, tout comme dans le bidonville voisin de Ville Jacques-Cartier dont Pierre Vallières a jadis raconté la misère. Le ministère des Fils de la Charité repose à la fois sur la pastorale sacramentelle, la charité chrétienne, mais aussi et surtout l’action sociale, en cohérence avec le charisme de leur institut religieux, proche de l’Action catholique. Ils contribuent en effet à la mise en place des branches masculine et féminine de la JOC dans l’ensemble des paroisses placées sous leur responsabilité et dont les rencontres sont «suivies régulièrement». Proche du monde syndical et ouvrier, Georges Briand prend part à un panel organisé par la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) en 1965 sur la collaboration entre les Églises et le mouvement ouvrier.  

 

L'action sociale, c’est le réconfort moral qu’il faut apporter à une famille éprouvée, c’est le travail qu’il faut essayer de trouver à un chômeur, etc. À même leurs maigres ressources, les Fils de la Charité doivent toujours trouver l'argent nécessaire pour procurer de la nourriture, des médicaments ou quelques dollars à une famille nombreuse totalement démunie. Des cas de ce genre ne sont pas rares, hélas et, l’hiver venu, les gens qui cognent à la porte du presbytère de Notre-Dame-du-Sacré-Cœur ou des deux autres paroisses, plus nombreux qu’il ne faudrait. [...] Une section interparoissiale de la J.O.C. et une autre de la J.O.C.F. ont été [mises en places]. Des réunions ont lieu chaque mois au cours desquelles on discute des problèmes commnuns [et] met au point quelques petits services d’entr’aide fort utiles.

- [Hebdo Revue], "Fils de la Charité: Ces missionnaires des paroisses difficiles", Le Droit,  19 juin 1965, p.1

 

Georges Briand meurt toutefois prématurément d’un accident cardiovasculaire, le 12 juillet 1967, à l’âge de 55 ans. Non sans avoir jeté les bases d’une présence marquée des Fils de la Charité au Québec: Michel Gauvreau est ordonné en 1954, Claude Lefebvre en 1960, Ugo Benfante un an plus tard et Lorenzo Lortie en 1962. Ordonné prêtre chez les capucins en 1956, le Gaspésien Guy Cousin se joint aux fils en 1963, suivi de près par Claude Julien, qui se joint à l’équipe pastorale de la paroisse Saint-Jean-L'Évangéliste deux ans plus tard, en compagnie de David Gourd, où ils seront tous deux ordonnés en 1968. Né en Suisse en 1920, entré chez les Fils de la Charité en 1951, et ordonné prêtre en 1954, Frédy Kunz fait lui aussi partie de l’équipe pastorale.  

Peu avant sa mort, le père Briand jette les bases de ce qui sera le projet pastoral des Fils de la Charité. Dans l’homélie de l’ultime célébration eucharistique qu’il préside en juillet 1967, il déplore la passivité, le défaitisme et le conformisme qu’il observe dans les milieux populaires – un blâme, dit-il, qui doit «être partagé par d’autres milieux». Plaidant en faveur de l’engagement social de toutes et de tous, le supérieur canadien des Fils de la Charité milite en faveur d’une démocratisation des lieux de pouvoir, des espaces décisionnels et des leviers de commande où se façonnent l’avenir de la collectivité. Par, pour et avec les milieux concernés, en guise d’empowerment populaire et de résistance aux pouvoirs bureaucratiques, autoritaires et lointains qui scellent trop souvent leur destin. Pour cela, dit-il, il faut rompre avec la vision élitaire de l’action sociale et créer les conditions pour accroître la «participation des masses» à la transformation du milieu et aux leviers de promotion collective, dans une optique de justice sociale. Mobiliser «le plus grand nombre possible de personnes dans l’action [communautaire], dit-il, c’est les faire participer, les faire grandir, c’est les aimer vraiment». C’est aussi, ajoute-t-il, «rendre [ce] mouvement terriblement efficace...».  

Ce qui suppose de créer ou de s’approprier les espaces rendant possible cette prise en charge du milieu par lui-même. Et d’y déployer une pédagogie — celle du Voir-Juger-Agir ou celle des opprimés — la soutenant. Hasard ou providence, dans l’édition de juillet 1967 de la revue dominicaine Maintenant où cette homélie est reproduite, le théologien Jacques Grand’Maison consacre tout un article à l’animation sociale, le maître-mot de toute une génération d’intervenants sociaux ou pastoraux ayant œuvré en milieu populaire dans les années 1970 et 1980. Et qui était alors une nouveauté.  

 

L’action pastorale des Fils porte l’empreinte de l’ecclésiologie du peuple de Dieu: promoteurs de l’égalité des baptisés et de la coresponsabilité dans l’accomplissement de la mission d’évangélisation, ils donnent une place de choix aux laïcs dans la vie de la paroisse, tout comme dans celle des organismes communautaires qui se mettent en place dans le quartier. Si bien que les frontières entre la paroisse et la communauté; entre le parvis et la place publique sont devenues floues. Crédit: Pixabay

 

Des «enfants» du Concile Vatican II et du Refus global  

Les Fils de la Charité arrivent à Pointe-Saint-Charles dans le milieu des années 1950, un milieu présentant «à peu près les mêmes problèmes que dans leurs paroisses de la rive-sud». Ils exercent leur ministère dans la paroisse Saint-Jean-L'Évangéliste dont le père Briand devient le curé en 1965 et où les Fils déploient une pastorale d’ensemble faisant la jonction entre action sociale et renouveau liturgique, «deux tâches qui peuvent sembler distinctes mais qui, en fait, sont profondément liées», lit-on dans l'édition du 19 juin 1965 du journal Le Droit.  

Profondément engagés dans la pastorale ouvrière et l’engagement pour la justice sociale, les Fils de la Charité sont de purs produits des utopies qui animent l’Église issue du Concile Vatican II, laquelle se déclare «experte en humanité» (Populorum progressio, 1967, no 13), se dit attentive «aux tristesses et angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent» (Gaudium et spes, 1965, no 1) et qui fait du «combat pour la justice» et de la «participation à la transformation du monde» une «dimension constitutive de la prédication de l’Évangile qui est la mission de l’Église pour la rédemption de l’humanité et sa libération de toute situation oppressive». (Justitia in mundo, 1971, no 7). 

Novateurs au plan théologique et en termes d’engagement social, les Fils sont aussi de dignes émules du Concile au plan liturgique et pastoral. Animant la vie pastorale en l’église paroissiale Saint-Jean-l’Évangéliste, ils font de celle-ci un « laboratoire » de l’ecclésiologie et de l’esthétique de Vatican II. Rénové en 1964, le chœur de cette église détonne par son style épuré et dépouillé. Et décoré des sculptures ô combien modernes de Charles Daudelin, un proche de Borduas et des automatistes, sans toutefois avoir été l’un des signataires du manifeste du Refus global.  L’aménagement du chœur est fait de telle manière à réduire la distance entre les célébrants et l’assemblée, afin d’incarner la notion de peuple de Dieu promue par le Concile et de proposer une vision renouvelée — plus fraternelle et communautaire — de l’Eucharistie. Et de donner à voir un nouveau type de prêtre, une Église renouvelée, un évangile plus pleinement incarné et inculturé, enraciné dans la culture populaire et ouvrière.  

Cette inculturation passera notamment par les revues Prêtres et laïcs (1967-1973) et Vie ouvrière (1974-1990) dont les Fils sont des collaborateurs assidus, tout comme par le Centre de pastorale en milieu ouvrier dont leur confrère Claude Lefebvre est l’un des fondateurs et premiers animateurs. Et bien sûr par leur intégration pleinement aboutie à la vie ouvrière et populaire du quartier.  

L’action pastorale des Fils porte d’ailleurs l’empreinte de l’ecclésiologie du peuple de Dieu: promoteurs de l’égalité des baptisés et de la coresponsabilité dans l’accomplissement de la mission d’évangélisation, ils donnent une place de choix aux laïcs dans la vie de la paroisse, tout comme dans celle des organismes communautaires qui se mettent en place dans le quartier, préfigurant le tournant missionnaire des communautés chrétiennes remis au goût du jour par le pape François.   

 

Assurément, Dieu ne pouvait être d’accord avec ces criantes inégalités sociales, et son Église aurait trahi si elle était demeurée passive. Pour éviter cette trahison, il fallait créer un lieu dans lequel l’Église développerait sa conscience.  

La mise sur pied, en 1965, d’un conseil de pastorale marquera le début d’un mouvement qui ira en se développant. Les laïcs seront maintenant appelés d’une manière officielle à partager la responsabilité pastorale jusque-là réservée aux prêtres. La charge pastorale n’appartiendra plus exclusivement au prêtre mais aussi au laïc qui participera de plain-pied aux décisions pastorales. Le conseil de pastorale devient donc le lieu où prêtres et laïcs partagent les mêmes préoccupations pastorales empêchant ainsi les prêtres de faire cavaliers seuls dans une activité missionnaire qui ne leur est pas réservée mais qui appartient au peuple de Dieu tout entier. 

Cette prise de conscience fit naître chez les paroissiens les plus éveillés un vif désir de prendre en charge ce monde. C’est alors que petit à petit s’est opéré un “glissement de terrain” du sous-sol de l’église vers le quartier. Les participants des activités paroissiales se devaient d’investir leurs énergies dans le quartier beaucoup plus qu’en dessous du clocher. 

- Claude Julien, “Huit ans d’histoire de l’Église à Pointe-Saint-Charles", Prêtres et laïcs, décembre 1973, p.626-627.   

 

Cette participation des laïcs à l’activité missionnaire passe aussi par le développement d’une culture de la synodalité et de coresponsabilité, dans laquelle les chrétiens de la base sont consultés et mobilisés sur une base assidue. Et ce, tant à petite échelle au sein du conseil de pastorale de la paroisse, qu’à plus vaste échelle, à l’occasion du congrès paroissial organisé de 1969 et qui a accru la place de la justice sociale dans l’action collective de la communauté croyante de Saint-Jean-L'Évangéliste. L’attention aux chômeurs et aux personnes assistées sociales émerge d’ailleurs des travaux de ce congrès et teinte les priorités pastorales de la paroisse: «On tente de se sensibiliser aux plus pauvres qu’on ne retrouve plus dans nos assemblées dominicales et qui pourtant devraient en occuper les premières places», note Claude Julien, en 1973. 

Les mouvements d’Action catholique demeurent également au cœur de la pastorale d’ensemble des Fils de la Charité. Ugo Benfante noue des liens durables avec ces mouvements dès les premières années de son ministère dans les paroisses montérégiennes animées par les Fils. Aumônier de la Jeunesse ouvrière chrétienne et du Mouvement des travailleurs chrétiens (MTC) dès cette époque, il cosigne deux ans plus tard un ouvrage de spiritualité à l’intention des laïcs engagés dans l’action sociale.  Dans un article qu’il rédige en août 1967 dans la revue Prêtres et laïcs alors qu’il est vicaire à Pointe-Saint-Charles, Ugo Benfante juge essentiel que le «prêtre appelé à résider en quartier [ouvrier] ait une certaine expérience en Action catholique (J.O.C.—M.T.C.). Ainsi il pourra réviser continuellement, avec les laïcs, sa manière d’être avec les gens parmi lesquels il vit». Rempart au cléricalisme, l’Action catholique permet une collaboration fraternelle entre clercs et laïcs, de même qu’une intégration mieux aboutie du prêtre à la culture populaire des milieux ouvriers.      

En 1973, ajoute Claude Julien, la paroisse Saint-Jean-L'Évangéliste de Pointe-Saint-Charles comptait plusieurs équipes du MTC, lesquelles ont eu des «effets transformants» sur le milieu social et paroissial. Si bien que les frontières entre la paroisse et la communauté; entre le parvis et la place publique sont devenues floues, la nef et le sous-sol d’église accueillant en leur sein les nombreux comités de citoyens qui surgissent à cette époque d’effervescence sociopolitique. Non sans bousculer, sinon hérisser certains paroissiens, qui se sont sentis envahis par la «forte vague d’animation sociale [qui] déferle sur le quartier».

 

La fondation du groupe Économie & Humanisme dans les années 1940 et du groupe "Jésus, l'Église et les pauvres" - bientôt signataires du Pacte des catacombes - en marge du Concile Vatican II jettent les bases de l'option préférentielle pour les pauvres, de la théologie de la libération et de la solidarité internationale catholique. Ce qui transformera radicalement l’engagement social des missionnaires. Crédit : Wikipédia / Wikicommons
  

L’influence de la théologie de la libération 

L’arrivée des Fils de la Charité dans Pointe-Saint-Charles coïncide avec l’essor de la théologie de la libération en Amérique latine, de même qu’avec l’internationalisation et la radicalisation des luttes ouvrières, à l’heure des grandes grèves et du marxisme-léninisme. Les Fils sont partie prenante de ce désir de transformation radicale des structures sociales aliénantes qui maintiennent les ouvriers dans la pauvreté et l’indignité. Refusant de se cantonner à une vision purement spirituelle de la foi chrétienne et du sacerdoce, ils s’engagent ouvertement dans les luttes politiques locales et à la recherche d’alternatives au capitalisme. Comme d’ailleurs bon nombre de leurs confrères prêtres, Jacques Grand’Maison en tête. 

Solidaires des luttes populaires, les Fils contribuent, avec d’autres, à la création de comités de locataires dans Pointe-Saint-Charles. Au début des années 1960, un grand nombre d’ouvriers vivent dans des immeubles délabrés, sans solage, bâtis sur la terre battue, le long des voies ferrées et empestés par la fumée pestilentielle des usines du quartier. Un grand nombre de ces bâtiments appartiennent à de richissimes propriétaires fonciers qui possèdent jusqu’à 40 et 50 immeubles à logement, aux loyers parfois exorbitants. Souvent analphabètes et en position de faiblesse face à ces puissants landlords, les habitants de la Pointe n’arrivent pas toujours à tenir tête aux propriétaires. 

Cette logique de concertation et d’empowerment populaire amène les Fils à soutenir les luttes des résidents du quartier qui se dotent d’espaces de délibération et de concertation, et de leviers de développement collectifs, de la création de la Clinique communautaire, à la Pharmacie communautaire, au Carrefour d’éducation populaire, à la Clinique juridique communautaire, dont ils ont été éminemment solidaires: c’est dans leur ancien presbytère que s’installera d’abord la clinique, et c’est par l’intermédiaire des Fils que le carrefour a pu s’installer dans un bâtiment désaffecté appartenant de la Commission des écoles catholiques de Montréal. Tant à la paroisse Saint-Jean-L'Évangéliste que dans ces divers organismes communautaires, on observe une même pédagogie, une même vision du monde: démocratiser les savoirs et le pouvoir, donner la première place aux laïques, aux exclus et aux sans-voix; accroître leur participation et leur intégration aux instances décisionnelles des organismes communautaires, s’attaquer collectivement aux structures d’oppression qui les maintiennent dans la sujétion et l’aliénation. 

 

 

Dans son documentaire, Manon Cousin donne la parole à Thérèse Dionne, une native de Pointe-Saint-Charles qui devient tour à tour administratrice de la clinique communautaire, puis travailleuse communautaire, à son plus grand étonnement, complexée qu’elle était de son faible niveau de scolarité. Or, tout cela est à l’image des intuitions prophétiques et révolutionnaires qui animent les Fils et les organismes communautaires de la Pointe. 

Un pas de plus est franchi lorsque les Fils soutiennent une démarche citoyenne visant à faire élire des travailleurs et des chômeurs au Conseil d’administration de la caisse populaire de Pointe-Saint-Charles, accusée d’être au service de l’élite sociale du quartier. Ce qui suscite des remous jusqu’à l’archevêché de Montréal.... En 1974, l’archevêque Paul Grégoire profite d’une réorganisation des unités pastorales du diocèse pour évincer les turbulents Fils de la Charité de leur fief paroissial de Saint-Jean-L'Évangéliste, après que ceux-ci aient menacé de démissionner en bloc si l'archevêque ne leur donnait pas les coudées franches dans le déploiement de leur projet pastoral novateur. Refusant de se plier à cet ultimatum, Mgr Grégoire accepte la démission des Fils comme pasteurs de la paroisse Saint-Jean-L'Évangéliste. Des années plus tard, les Fils reconnaissent avec le recul qu'il s'agissait là d'une erreur stratégique de leur part.  

C'est la fin d’une époque et d’une aventure pastorale prophétique: les Fils sont dispersés dans diverses paroisses de la Métropole, brisant la puissante dynamique spirituelle et communautaire qu’ils avaient contribué à faire émerger, avec d’autres et pour les autres. Toute une génération de militantes et militants, dont bon nombre de camarades des Fils, prennent le relais des luttes dont les «curés rouges» de la Pointe ont été solidaires et partie prenante. 

Sursaut révolutionnaire et essoufflement des prêtres-ouvriers  

Malgré leur expulsion de Pointe-Saint-Charles, les Fils de la Charité poursuivent leurs engagements syndicaux et sociopolitiques. Ugo Benfante demeure prêtre-ouvrier et syndicaliste à l'usine de Simmons de Saint-Henri, où il prend part aux grèves de 1976 et 1978 en tant que président de l’Union internationale des rembourreurs. Dans le contexte qu’est celui de la création du réseau des Politisés chrétiens, apparu dans le sillage de l'élection du socialiste Salvador Allende à la présidence du Chili et de la radicalisation des luttes ouvrières.  

C’est dans cette période d’effervescence qu’émerge une réflexion citoyenne sur le système d’éducation québécois, que les militants syndicaux et socialistes jugent être au service de la bourgeoisie et des classes dominantes. Déjà proches des organismes d’éducation populaire, les Fils prennent part aux mobilisations en faveur d’une école au service de la classe ouvrière. Entre 1972 et 1975, des militants de la Centrale l’enseignement du Québec (CEQ, l’ancêtre de la CSQ) publient coup sur coup trois manifestes au service de cette idée: d’abord L'École au service de la classe dominante en 1972, puis École et lutte des classes en 1974 et, enfin, un  Manuel du 1er Mai  l’année suivante.  

 

Entre 1972 et 1975, des militants de la Centrale l’enseignement du Québec (CEQ, l’ancêtre de la CSQ) publient coup sur coup trois manifestes au service de cette idée: d’abord L'École au service de la classe dominante, puis École et lutte des classes et, enfin, un Manuel du 1er Mai en 1975. Crédit: Anik Meunier - Alliance des professeurs de Montréal

 

Appuyés par certains évêques et accueilli froidement par d'autres prélats, qui reprochent l’appel à la lutte des classes qui traverse ce manifeste, le Manuel du 1er mai suscite l’enthousiasme des chrétiens de gauche en général, et des Fils de la Charité en particulier. Déjà en 1973, la revue Prêtre et laïcs avait consacré tout un dossier proposant de «Rendre l’École au monde ouvrier» et dans lequel trois confrères et camarades des Fils (David Gourd, Lorenzo Lortie, Claude Lefebvre, Serge Wagner) signent des textes remarqués. Dans Le Devoir du 21 mai 1975, Ugo Benfante cosigne une lettre ouverte prenant vigoureusement la défense du Manuel du 1er Mai, tout comme bon nombre de ses confrères. Dans son édition de juin 1975, l’équipe de rédaction appuyant le document, tout en publiant en ses pages un article de Suzanne Loiselle plaidant en faveur d’une catéchèse de la conscientisation auprès des élèves des milieux populaires

La ferveur révolutionnaire qui souffle sur la société et l’Église québécoises commence toutefois à s’étioler au cours de la décennie 1980, entre échec référendaire, virage néolibéral du Parti Québécois, élection du pape Jean-Paul II et mise au pas de la théologie de la libération. C’est dans ce contexte de morosité qu’Ugo Benfante quitte le Québec pour Issy-les-Moulineaux en banlieue parisienne, après avoir été élu vicaire général de sa communauté religieuse, l'Institut des Fils de la Charité. Des années qu’il vit comme un exil, note Jacques Bordeleau, qui l’a côtoyé dans les années 1990 et 2000. 

Les prêtres-ouvriers se font d’ailleurs rarissimes, seul Guy Cousin ayant persévéré dans le travail manuel et l’action syndicale, ses confrères ayant redéployé le charisme de leur institut religieux dans une pastorale certes attentive aux exclus et aux écorchés vifs, mais sans toutefois passer obligatoirement par le travail industriel. Installé dans le quartier Villeray à son retour d’Europe, comme d'ailleurs bon nombre de ses confrères, Ugo Benfante épouse les luttes et revendications du mouvement communautaire dont il est solidaire. Claude Lefebvre sera quant à lui aumônier à la prison de Parthenais et membre de l'équipe pastorale des paroisses Saint-Étienne et Saint-Édouard, tout en étant engagé dans diverses luttes pour le logement social.

C’est l’heure des bilans pour ceux d’entre eux ayant fait du travail industriel le cœur de leur présence chrétienne au monde. Plusieurs prêtres-ouvriers ont d'ailleurs rapidement confrontés aux limites de cette insertion en milieu populaire : en dépit de la sincérité de leurs engagements ouvriers, ils sont porteurs de privilèges implicites, même lorsqu’ils travaillent en usine, où ils sont traités différemment de leurs camarades ouvriers, du simple fait qu’ils sont et demeurent des prêtres. Les patrons ne les «engueulent» jamais, et ils ne font jamais la file où qu’ils aillent, admettent-ils. Purs produits de ces filières de l’élite que sont les collèges classiques, les Fils sont porteurs des habitus, du capital culturel et du style de vie des esprits distingués, au sens bourdieusien du terme. Prêtres-ouvriers et militants de gauche, les Fils demeurent néanmoins animés par une tenace sensation d’altérité, d’être étrangers au monde ouvrier, même lorsqu’ils sont de modeste extraction, et même lorsqu'ils y sont bien insérés. 

Il en résulte une espèce d’écartèlement pour ces hommes qui appartiennent à deux mondes : celui d’une Église-institution restée largement bourgeoise, et celle des ouvriers dont ils sont proches, sans jamais être pleinement l’un des leurs. Proches des gens ordinaires et de leurs luttes, ils demeurent partie prenante d’une Église à la fois peuple de Dieu et structure hiérarchique à laquelle ils sont liés par une fidélité critique et avec laquelle ils auront souvent maille à partir.   

Le documentaire de Manon Cousin oppose volontiers l’Église populaire, «l’Église d’en bas» - celle des ouvriers et du mouvement communautaire – à celle d’en haut, incarnée par l’archevêque de Montréal, Mgr Paul Grégoire et les catholiques bourgeois des beaux quartiers ayant brisé l’élan révolutionnaire des Fils de la Charité et de leurs camarades. Engluée dans des liturgies dépassées et dans un cléricalisme décomplexé, l’Église d’en haut y est dépeinte avec mépris, le tout appuyé par une trame sonore et un choix d’images pour le moins suggestifs, sinon caricaturaux : surplis, dentelles, chants grégoriens et génuflexions pour l’Église de Paul Grégoire; rock québécois tonitruant, faubourgs ouvriers et militants de gauche pour celle des Fils.  

Un portrait qui n’est certes pas sans fondement, en regard des relations tendues de l’archevêque avec les mouvements d’Action catholique et avec la gauche catholique. Et en regard de sa vision toute traditionnelle de la pastorale, en contexte de chute de la pratique religieuse. Non sans paradoxe, Paul Grégoire étant lui-même un «gars» du Sud-Ouest (il a grandi Verdun) et dont le surnom était Mgr Greg à l’époque où il était l’aumônier des étudiants de l’Université de Montréal. D’autant que c’est lui qui a encouragé et autorisé Ugo Benfante à devenir le tout premier prêtre-ouvrier de l’histoire du Québec, avant de servir une brutale estocade au défi lancé par les Fils de la Charité à l'Ordinaire de leur diocèse...   

Certains prêtres ayant côtoyé l’ex-archevêque de Montréal nous ont relaté les nombreuses crispations, incohérences et dissonances cognitives de Paul Grégoire, déboussolé par les changements rapides de la société et de l’Église québécoises, «prisonnier» de sa fonction et dont le leadership pastoral était faible et hésitant. Était-il représentatif de «l’Église d’en-haut» telle qu’elle se déployait dans les années 1970? À l'évidence non, s’il faut en juger par les engagements prophétiques des évêques de Saint-Jérôme, Saint-Jean-Longueuil et Gatineau-Hull à la même époque, pour ne nommer que ceux-ci.   

Conclusion  

Dans son analyse des mutations de l’Église catholique québécoise après le Concile Vatican II, le théologien Gilles Routhier dégage trois tendances au sein du catholicisme de la Belle Province. L’une d’elles a accueilli avec enthousiasme la Révolution tranquille et ses réformes, vues comme l’aboutissement des idéaux de justice sociale et de dignité de la personne humaine promus par le personnalisme chrétien et le Concile. Une autre tendance, charismatique et conservatrice, s’est réfugiée dans un populisme ritualiste, ne se reconnaissant guère ni dans l’Église des militants d’Action catholique, ni dans le Québec sécularisé de l’après-Révolution tranquille. Une troisième tendance, critique des deux précédentes, a fait de l’investissement sociopolitique le cœur de sa présence chrétienne au monde.  

Les Fils de la Charité et les prêtres-ouvriers appartiennent volontiers à cette troisième mouvance. Les Fils sont éminemment critiques de l’État technocratique, centralisateur et de plus en plus néolibéral issu de la Révolution tranquille, lequel s’en remet à ses «experts » et leurs grands chantiers d’aménagement. Et qui regarde avec mépris les exclus, les sans-voix et les déclassés du capitalisme, vus comme des retardataires. Qu’il s’agisse des ouvriers des quartiers en déliquescence, ou des habitants de l’arrière-pays gaspésien et bas-laurentien dont les villages ont été "fermés" par l’État. Tous comme leurs confrères ayant orchestré les Opérations Dignité dans l’est du Québec, les Fils prennent fait et cause pour la dignité bafouée de ces classes populaires et les milieux de vie où plongent leurs racines. Ardents défenseurs du principe de subsidiarité promu par l’enseignement social de l’Église — et corollairement du Small is Beautiful d’Ernst Schumacher — les Fils ne perdent pas de vue la dimension d’abord communautaire de l’utopie personnaliste d'Emmanuel Mounier.  

Le premier point d’ancrage des Fils, le lieu où se nouent leurs premières solidarités, c’est auprès de la collectivité locale avec laquelle ils font corps, société, ekklesia, Église. Avec un souci particulier pour les exclus, les crucifiés et les damnés de la terre, au nom de l’option préférentielle pour les pauvres et de la libération des captifs des structures de péché et d’oppression. C’est à ces hommes, ces femmes et ces enfants; à leurs familles et leurs collectivités d’appartenance que vont leurs premières solidarités. S’il le faut en se dressant contre les pouvoirs autoritaires — étatiques, économiques ou ecclésiaux — qui méprisent, aliènent, étouffent ces petites gens avec lesquels ils font communauté. Et dont ils épousent radicalement la condition et les revendications.  

Mus par une espèce d’anarchisme chrétien dont Emmanuel Mounier, Dorothy Day et Daniel Berrigan tracent alors les contours, les Fils de la Charité sont autant critiques de l’État qu’ils le sont de leur propre Église, dans leur incapacité respective à libérer les captifs et à pleinement promouvoir la dignité de la personne humaine. Il n’est donc guère surprenant de retrouver les Fils dans les divers lieux où se sont déployés cette critique radicalement évangélique des structures de péché qui aliènent et dévisagent la personne humaine, de l’expérience de Pointe-Saint-Charles, aux engagements syndicaux et sociocommunautaires, au Centre de pastorale en milieu ouvrier, aux Forums André-Naud dont Claude Lefebvre a été, avec d’autres, la cheville ouvrière.  

Fidèles en cela au charisme de leur communauté et de leur fondateur Jean-Emile Anizan qui malgré les sanctions et censures dont il a été l’objet de la part des autorités romaines et ecclésiales, n’a jamais fléchi dans son désir d’être «fidèle à sa passion d’aimer les gens du peuple» et de s’engager à leur côté afin d’incarner en paroles et en actes les interpellations radicales de l’évangile.  

 

Pour aller plus loin

Oscar Cole Arnal, "The Presence of Priests and Religious Among the Workers of Post-Quiet Revolution Montreal", Historical Papers, Canadian Society of Church History, 1995, p.149-161

_________________, "Radical Catholic Women in Modern Quebec: The Example of the Worker-Nuns", Consensus, vol. 20, no 2, 1994, p.57-79.

Gregory Baum, « Catholicisme, sécularisation et gauchisme au Québec » dans Brigitte Caulier, (dir.), Religion, sécularisation, modernité. Les expériences francophones en Amérique du Nord, Québec, Presse de l’Université Laval, 1996, p. 105-120.

Tangi Cavalin et Nathalie Viet-Depaule, (dir.), Les prêtres-ouvriers après Vatican II. Une fidélité reconquise ? Paris, Karthala, 2016, 336 p.

Guillaume Cuchet, "Nouvelles perspectives historiographiques sur les prêtres-ouvriers (1943-1954)", Vingtième siècle, no 87, mars 2005, p.177-187

Louis Jeusselin et René Potherie, Prêtres-ouvriers: 50 ans d'histoire et de combats, Paris, L'Harmattan, 2002, 288 p.

Lorenzo Lortie, dir., Telle une semence : l'Évangile en plein monde, Montréal, Éditions Fides, 1994, 123 p.

Émile Poulat, Les prêtres-ouvriers, Paris, Éditions du Cerf, 1999, 660 p

 

 

 

 

 

1- Le terme "jéciste" désigne les membres et militants de la JEC, la Jeunesse étudiante catholique. À ce sujet, on lira l'ouvrage de Louise Bienvenue, Quand la jeunesse entre en scène. L'Action catholiquye avant la Révolution tranquille, paru aux éditions du Boréal en 2003.  

2- Le terme "citélibriste" désigne les collaborateurs de la revue Cité libre.  À ce sujet, on lira l'article "De la question sociale à la question nationale: la revue Cité Libre (1950-1963)" de E.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warrren, paru en 1998 dans la revue Recherches sociographiques

3-"Le sacerdoce traditionnel, modelé par la tradition médiévale et tridentine, repose sur l’idée que le prêtre, en raison de la dignité de sa vocation, est un être «séparé», tenu à la récitation du bréviaire et à la célébration quotidienne de la messe, généralement affecté à une paroisse et dont le ministère s’adresse à l’ensemble des fidèles, indépendamment de leurs origines sociales. L’immersion dans la masse de prêtres sans communautés chrétiennes constituées autour d’eux, leur participation aux luttes de la classe ouvrière, les libertés prises avec les prescriptions canoniques, une tendance ouvriériste qui menace l’«universalité du sacerdoce» (lors même qu’il existe de fait un clergé bourgeois et un clergé rural), des cas de concubinage, quelques sorties retentissantes enfin, comme celle du dominicain André Piet à Marseille, sont autant de motifs d’inquiétude pour des autorités qui, sauf exception, restent très attachées au modèle traditionnel”, note l’historien Guillaume Cuchet.

Notes

1- Le terme "jéciste" désigne les membres et militants de la JEC, la Jeunesse étudiante catholique. À ce sujet, on lira l'ouvrage de Louise Bienvenue, Quand la jeunesse entre en scène. L'Action catholiquye avant la Révolution tranquille, paru aux éditions du Boréal en 2003.  

2- Le terme "citélibriste" désigne les collaborateurs de la revue Cité libre.  À ce sujet, on lira l'article "De la question sociale à la question nationale: la revue Cité Libre (1950-1963)" de E.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warrren, paru en 1998 dans la revue Recherches sociographiques

3-"Le sacerdoce traditionnel, modelé par la tradition médiévale et tridentine, repose sur l’idée que le prêtre, en raison de la dignité de sa vocation, est un être «séparé», tenu à la récitation du bréviaire et à la célébration quotidienne de la messe, généralement affecté à une paroisse et dont le ministère s’adresse à l’ensemble des fidèles, indépendamment de leurs origines sociales. L’immersion dans la masse de prêtres sans communautés chrétiennes constituées autour d’eux, leur participation aux luttes de la classe ouvrière, les libertés prises avec les prescriptions canoniques, une tendance ouvriériste qui menace l’«universalité du sacerdoce» (lors même qu’il existe de fait un clergé bourgeois et un clergé rural), des cas de concubinage, quelques sorties retentissantes enfin, comme celle du dominicain André Piet à Marseille, sont autant de motifs d’inquiétude pour des autorités qui, sauf exception, restent très attachées au modèle traditionnel”, note l’historien Guillaume Cuchet.